Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit à l'instant relâcher.
- Ce n'est point là l'ouvrage d'un sexe faible et délicat, nous dit-il avec bonté ; c'est à des animaux à servir cette machine : le métier que nous faisons est assez criminel, sans offenser encore l'Être suprême par des atrocités gratuites.
Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger de moi, en possession des soins que remplissait la sœur de Roland ; les autres femmes furent occupées à la taille de pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont elles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonnes chambres et une excellente nourriture.
Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nous apprit l'heureuse arrivée de son confrère à Venise : il y était établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Il s'en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans sa profession : c'en était plus qu'il ne fallait pour être promptement écrasé.
Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître le travail, quoique criminel, s'y faisait pourtant avec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de la maréchaussée. Il fallut se rendre ; il n'y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes ; on nous attache sur des chevaux et l'on nous conduit à Grenoble. Oh, ciel ! me dis-je en y entrant, c'est donc l'échafaud qui va faire mon sort dans cette ville où j'avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi... Ô pressentiments de l'homme, comme vous êtes trompeurs !
Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé, ; tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu'on vit la marque que je portais, on s'évita presque la peine de m'interroger, et j'allais être traitée comme les autres, quand j'essayai d'obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et la bienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbre en lettres d'or. Il m'écouta ; convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d'attention que ses confrères... Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaissance d'une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu'elle t'offre, en faisant connaître ton cœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.
M. S*** devint mon avocat lui-même ; mes plaintes furent entendues, et sa mâle éloquence éclaira les esprits. Les dépositions générales des faux-monnayeurs qu'on allait exécuter vinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s'intéresser à moi : je fus déclarée séduite, innocente, pleinement déchargée d'accusation, avec une entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis ; enfin je voyais luire à mes yeux l'aurore du bonheur ; enfin mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j'en étais encore bien loin.
Au sortir de prison, je m'étais logée dans une auberge en face du pont de l'Isère, du côté des faubourgs, où l'on m'avait assuré que je serais honnêtement. Mon intention, d'après le conseil de M. S***, était d'y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville, ou m'en retourner à Lyon, si je ne réussissais pas avec des lettres de recommandation que M. S*** avait la bonté de m'offrir. Je mangeais dans cette auberge à ce qu'on appelle la table d'hôte, lorsque je m'aperçus le second jour que j'étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne : à force de l'examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes simultanément l'une vers l'autre, comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où.
Enfin la baronne me tirant à l'écart
- Thérèse, me dit-elle, me trompé-je ? n'êtes-vous pas celle que je sauvai il y a dix ans de la Conciergerie, et ne remettez-vous point la Dubois ?
Peu flattée de cette découverte, j'y réponds pourtant avec politesse, mais j'avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu'il y eût en France : il n'y eut pas moyen d'échapper. La Dubois me combla de politesses, elle me dit qu'elle s'était intéressée à mon sort avec toute la ville, mois que si elle avait su que cela m'eût regardée, il n'y eût sorte de démarches qu'elle n'eût faites auprès des magistrats parmi lesquels plusieurs étaient, prétendait-elle, de ses amis. Faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.
- Ma chère amie, me dit-elle en m'embrassant encore, si j'ai désiré de te voir plus intimement, c'est pour t'apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j'ai est à ton service ; regarde, me dit-elle en m'ouvrant des cassettes pleines d'or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie ; si j'eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd'hui enfermée ou pendue.
- Ô madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu'à des crimes, la providence, qui finit toujours par être juste, ne vous en laissera pas jouir longtemps.
- Erreur, me dit la Dubois, ne t'imagine pas que la providence favorise toujours la vertu ; qu'un court instant de prospérité ne t'aveugle pas à ce point. Il est égal au maintien des lois de la providence que Paul suive le mal, pendant que Pierre se livre au bien ; il faut à la nature une somme égale de l'un et de l'autre, et l'exercice du crime plutôt que celui de la vertu est la chose au monde qui lui est le plus indifférente. Écoute, Thérèse, écoute-moi avec un peu d'attention, continua cette corruptrice en s'asseyant et me faisant placer à ses côtés ; tu as de l'esprit, mon enfant, et je voudrais enfin te convaincre.
Ce n'est pas le choix que l'homme fait de la vertu qui lui fait trouver le bonheur, chère fille, car la vertu n'est, comme le vice, qu'une des manières de se conduire dans le monde ; il ne s'agit donc pas de suivre plutôt l'un que l'autre ; il n'est question que de marcher dans la route générale ; celui qui s'en écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu, parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement : dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement ; tout ce qu'il rencontre le heurte, et comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu'il soit brisé. C'est en vain que les lois veulent rétablir l'ordre et ramener les hommes à la vertu ; trop prévaricatrices pour l'entreprendre, trop insuffisantes pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter. Quand l'intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l'intérêt général ; or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l'intérêt des autres ? Me diras-tu que c'est le vice qui contrarie l'intérêt des hommes ? Je te l'accorderais dans un monde composé d'une égale partie de bons et de méchants, parce qu'alors l'intérêt des uns choque visiblement celui des autres ; mais ce n'est plus cela dans une société toute corrompue ; mes vices, alors, n'outrageant que le vicieux, déterminent dans lui d'autres vices qui le dédommagent, et nous nous trouvons tous les deux heureux. La vibration devient générale ; c'est une multitude de chocs et de lésions mutuelles où chacun, regagnant aussitôt ce qu'il vient de perdre, se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n'est dangereux qu'à la vertu qui, faible et timide, n'ose jamais rien entreprendre ; mais quand elle n'existe plus sur la terre, quand son fastidieux règne est fini, le vice alors, n'outrageant plus que le vicieux, fera éclore d'autres vices, main n'altérera plus de vertus. Comment n'aurais-tu pas échoué mille fois dans ta vie, Thérèse, en prenant sana cesse à contresens la route que suivait tout le monde ? Si tu t'étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celai qui veut remonter un fleuve parcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui le descend ?
Tu me parles toujours de la providence ; eh ! qui te prouve que cette providence aime l'ordre, et par conséquent la vertu ? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités ? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant formé un univers vicieux dans toutes ses parties, qu'elle manifeste à tes yeux son amour extrême pour le bien ? Pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu'elle n'agit elle-même que par des vices ; que tout est vice et corruption dans ses œuvres ; que tout est crime et désordre dans ses volontés ? Mais de qui tenons-nous d'ailleurs ces mouvements qui nous entraînent au mal ? N'est-ce pas sa main qui nous les donne ? Est-il une seule de nos sensations qui ne vienne d'elle ? un seul de nos désirs qui ne soit son ouvrage ? Est-il donc raisonnable de dire qu'elle nous laisserait ou nous donnerait des penchants pour une chose qui lui nuirait, ou qui lui serait inutile ? Si donc les vices lui serrent, pourquoi voudrions-nous y résister ? de quel droit travaillerions-nous à les détruire ? et d'où vient que nous étoufferions leur voix ? Un peu plus de philosophie dans le monde remettrait bientôt tout dans l'ordre, et ferait voir aux magistrats, aux législateurs, que les crimes qu'ils blâment et punissent avec tant de rigueur ont quelquefois un degré d'utilité bien plus grand que ces vertus qu'ils prêchent sans les pratiquer eux-mêmes et sans jamais les récompenser.
- Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je, pour embrasser vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu'ils feraient à tout instant naître dans mon cœur ?
- Le remords est une chimère, me dit la Dubois ; il n'est, ma chère Thérèse, que le murmure imbécile de l'âme assez timide pour n'oser pas l'anéantir.
- L'anéantir ! le peut-on ?
- Rien de plus aisé ; on ne se repent que de ce qu'on n'est pas dans l'usage de faire ; renouvelez souvent ce qui vous donne des remords, et vous les éteindrez bientôt ; opposez-leur le flambeau des passions, les lois puissantes de l'intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote seulement une âme facile à subjuguer ; qu'il vienne un ordre absurde de t'empêcher de sortir à l'instant de cette chambre, tu n'en sortiras pas sans remords, quelque certain qu'il soit que tu ne feras pourtant aucun mal à en sortir. Il n'est donc pas vrai qu'il n'y ait que le crime qui donne des remords. En se convainquant du néant des crimes, de la nécessité dont ils sont, eu égard au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu'on sentirait après les avoir commis, comme il te le deviendrait d'étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre après l'ordre illégal que tu aurais reçu d'y rester. Il faut commencer par une analyse exacte de tout ce que les hommes appellent crime ; par se convaincre que ce n'est que l'infraction à leurs lois et à leurs murs nationales qu'ils caractérisent ainsi ; que ce qu'on appelle crime en France, cesse de l'être à deux cents lieues de là ; qu'il n'est aucune action qui soit réellement considérée comme crime universellement sur la terre ; aucune qui, vicieuse ou criminelle ici, ne soit louable et vertueuse à quelques milles de là ; que tout est affaire d'opinion, de géographie, et qu'il est donc absurde de vouloir s'astreindre à pratiquer des vertus qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont d'excellentes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant si je peux, d'après ces réflexions, conserver encore des remords, pour avoir par plaisir, ou par intérêt, commis en France un crime qui n'est qu'une vertu à la Chine ?
si je dois me rendre très malheureuse, me gêner prodigieusement, afin de pratiquer en France des actions qui me feraient brûler au Siam ? Or, si le remords m'est qu'en raison de la défense, s'il ne naît que des débris du frein et nullement de l'action commise, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi ? n'est-il pas stupide de ne pas l'étouffer aussitôt ? Qu'on s'accoutume à considérer comme indifférente l'action qui vient de donner des remords ; qu'on la juge telle par l'étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre ; en conséquence de ce travail, qu'on renouvelle cette action, telle qu'elle soit, aussi souvent que cela sera possible ; ou mieux encore, qu'on en fasse de plus fortes que celle que l'on combine, afin de se mieux accoutumer à celle-là, et l'habitude et la raison détruiront bientôt le remords ; ils anéantiront bientôt ce mouvement ténébreux, seul fruit de l'ignorance et de l'éducation.
On sentira dès lors que dès qu'il n'est de crime réel à rien, il y a de la stupidité à se repentir, et de la pusillanimité à n'oser faire tout ce qui peut nous être utile ou agréable, quelles que soient les digues qu'il faille culbuter pour y parvenir. J'ai quarante-cinq ans, Thérèse, j'ai commis mon premier crime à quatorze ans. Celui-là m'affranchit de tous les liens qui me gênaient ; je n'ai cessé depuis de courir à la fortune par une carrière qui en fut semée ; il n'en est pas un seul que je n'aie fait, ou fait faire... et je n'ai jamais connu le remords. Quoi qu'il en soit, je touche au but, encore deux ou trois coups heureux et je passe, de l'état de médiocrité où je devais finir mes jours, à plus de cinquante mille livres de rente. Je te le répète, ma chère, jamais dans cette route heureusement parcourue le remords ne m'a fait sentir ses épines ; un revers affreux me plongerait à l'instant du pinacle dans l'abîme, je ne l'éprouverais pas davantage, je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours en paix avec ma conscience.
- Soit, répondis-je, madame, mais raisonnons un instant d'après vos principes mêmes ; de quel droit prétendez-vous exiger que ma conscience soit aussi ferme que la vôtre, dès qu'elle n'a pas été accoutumée dès l'enfance à vaincre les mêmes préjugés ? A quel titre exigez-vous que mon esprit, qui n'est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter les mêmes systèmes ? Vous admettez qu'il y a une somme de bien et de mal dans la nature, et qu'il faut en conséquence une certaine quantité d'êtres qui pratiquent le bien, et une autre qui se livrent au mal. Le parti que je prends est donc dans la nature ; et d'où exigeriez-vous d'après cela que je m'écartasse des règles qu'elle me prescrit ? Vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous parcourez : eh bien ! madame, d'où vient que je ne le trouverais pas également dans celle que je suis ? N'imaginez pas d'ailleurs que la vigilance des lois laisse en repos longtemps celui qui les enfreint ; vous venez d'en voir un exemple frappant ; de quinze fripons parmi lesquels j'habitais, un se sauve, quatorze périssent ignominieusement...
- Et voilà donc ce que tu appelles un malheur ? reprit la Dubois. Mais que fait cette ignominie à celui qui n'a plus de principes ? Quand on a tout franchi, quand l'honneur à nos yeux n'est plus qu'un préjugé, la réputation une chose indifférente, la religion une chimère, la mort un anéantissement total, n'est-ce donc pas la même chose alors de périr sur un échafaud ou dans son lit ? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, Thérèse : celui qu'une fortune puissante, un crédit prodigieux, met à l'abri de cette fin tragique, et celui qui ne l'évitera pas s'il est pris. Ce dernier, né sans bien, ne doit avoir qu'un seul désir, s'il a de l'esprit : devenir riche à quelque prix que ce puisse être ; s'il réussit, il a ce qu'il a voulu, il doit être content ; s'il est roué, que regrettera-t-il, puisqu'il n'a rien à perdre ? Les lois sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérate, dès qu'elles n'atteignent pas celui qui est puissant, et qu'il est impossible au malheureux de les craindre, puisque leur glaive est sa seule ressource.
- Et croyez-vous, repris-je, que la Justice céleste n'attende pas dans un autre monde celui que le crime n'a pas effrayé dans celui-ci ?
- Je crois, reprit cette femme dangereuse, que s'il y avait un Dieu, il y aurait moins de mal sur la terre ; je crois que si ce mal y existe, ou ces désordres sont ordonnés par ce Dieu, et alors voilà un être barbare, ou il est hors d'état de les empêcher : de ce moment, voilà un Dieu faible, et dans tous les cas, un être abominable, un être dont je dois braver la foudre et mépriser les lois. Ah ! Thérèse, l'athéisme ne vaut-il pas mieux que l'une ou l'autre de ces extrémités ? Voilà mon système, chère fille, il est en moi depuis l'enfance, et je n'y renoncerai sûrement de la vie.
- Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter davantage et vos sophismes et vos blasphèmes.
- Un moment, Thérèse, dit la Dubois en me retenant, si je ne peux vaincre ta raison, que je captive au moins ton cœur. J'ai besoin de toi, ne me refuse pas ton secoure ; voilà mille louis, ils t'appartiennent dès que le coup sera fait.
N'écoutant ici que mon penchant à faire le bien, je demandai tout de suite à la Dubois ce dont il s'agissait, afin de prévenir, si je le pouvais, le crime qu'elle s'apprêtait à commettre.
- Le voilà, me dit-elle : as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon qui mange ici depuis quatre ou cinq jours ?
- Qui ? Dubreuil ?
- Précisément.
- Eh bien ?
- Il est amoureux de toi, il m'en a fait la confidence ; ton air modeste et doux lui plaît infiniment, il aime ta candeur, et ta vertu l'enchante. Cet amant romanesque a huit cent mille francs en or ou en papier dans une petite cassette auprès de son lit ; laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens à l'écouter : que cela soit ou non, que t'importe ? Je l'engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je lui persuaderai qu'il avancera ses affaires avec toi pendant cette promenade ; tu l'amuseras, tu le tiendras dehors le plus longtemps possible, je le volerai dans cet intervalle, mais je ne fuirai pas ; ses effets seront déjà à Turin, que je serai encore dans Grenoble. Nous emploierons tout l'art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l'air de l'aider dans ses recherches ; cependant mon départ sera annoncé, il n'étonnera point ; tu me suivras, et les mille louis te seront comptés en touchant les terres du Piémont.
- J'accepte, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir Dubreuil du vol que l'on voulait lui faire ; mais réfléchissez-vous, ajoutai-je pour mieux tromper cette scélérate, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis, en le prévenant, ou en me rendant à lui, en tirer bien plus que vous ne m'offrez pour le trahir ?
- Bravo ! me dit la Dubois, voilà ce que j'appelle une bonne écolière ; je commence à croire que le ciel t'a donné plus d'art qu'à moi pour le crime. Eh bien ! continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de vingt mille écus : ose me refuser maintenant.
- Je m'en garderai bien, madame, dis-je en prenant le billet, mais n'attribuez au moins qu'à mon malheureux état, et ma faiblesse et le tort que j'ai de me rendre à vos séductions.
- Je voulais en faire un mérite à ton esprit, me dit la Dubois : tu aimes mieux que j'en accuse ton malheur, ce sera comme tu le voudras ; sers-moi toujours, et tu seras contente.
Tout s'arrangea ; dès le même soir, je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu'il avait quelque goût pour moi.
Rien de plus embarrassant que ma situation : j'étais bien éloignée sans doute de me prêter au crime proposé, eût-il dû s'agir de dix mille fois plus d'or ; mais dénoncer cette femme était un autre chagrin pour moi ; il me répugnait extrêmement d'exposer â périr une créature à qui j'avais dû ma liberté dix ans auparavant. J'aurais voulu trouver le moyen d'empêcher le crime sans le faire punir, et avec toute autre qu'une scélérate consommée comme la Dubois, j'y serais parvenue. Voilà donc à quoi je me déterminai, ignorant que les manœuvres sourdes de cette femme horrible, non seulement dérangeraient tout l'édifice de mes projets honnêtes, mais me puniraient même de les avoir conçus.
Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invite l'un et l'autre à dîner dans sa chambre ; nous acceptons, et le repas fait, Dubreuil et moi descendons pour presser la voiture qu'on nous préparait ; la Dubois ne nous accompagnant point, je me trouvai seule un instant avec Dubreuil avant que de partir.
- Monsieur, lui dis-je fort vite, écoutez-moi avec attention ; point d'éclat, et observez surtout rigoureusement ce que je vais vous prescrire ; avez-vous un ami sûr dans cette auberge ?
- Oui, j'ai un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même.
- Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter votre chambre une minute de tout le temps que nous serons à la promenade.
- Mais j'ai la clé de cette chambre ; que signifie ce surplus de précaution ?
- Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur usez-en, je vous en conjure, ou je ne sors point avec vous ; la femme chez qui nous avons dîné est une scélérate : elle n'arrange la partie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus à l'aise pendant ce temps-là ; pressez-vous, monsieur, elle nous observe, elle est dangereuse ; remettez votre clé à votre ami ; qu'il aille s'établir dans votre chambre, et qu'il n'en bouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste dès que nous serons en voiture.
Dubreuil m'entend, il me serre la main pour me remercier, vole donner des ordres relatifs à l'avis qu'il reçoit, et revient. Nous partons ; chemin faisant, je lui dénoue toute l'aventure, je lui raconte les miennes, et l'instruis des malheureuses circonstances de ma vie qui m'ont fait connaître une telle femme. Ce jeune homme honnête et sensible me témoigne la plus vive reconnaissance du service que je veux bien lui rendre ; il s'intéresse à mes malheurs, et me propose de les adoucir par le don de sa main.
- Je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la Fortune a envers vous, mademoiselle, me dit-il ; je suis mon maître, je ne dépends de personne ; je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent, vous m'y suivrez ; en y arrivant je deviens votre époux, et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre, ou si vous l'aimez mieux, mademoiselle, si vous avez quelque défiance, ce ne sera que dans ma patrie même que je vous donnerai mon nom.
Une telle offre me flattait trop pour que j'osasse la refuser ; mais il ne me convenait pas non plus de l'accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l'en faire repentir ; il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu'avec plus d'insistance... Malheureuse créature que j'étais ! fallait-il que le bonheur ne s'offrît à moi que pour me pénétrer plus vivement du chagrin de ne jamais pouvoir le saisir ! fallait-il donc qu'aucune vertu ne pût naître en mon cœur sans me préparer des tourments !
Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions descendre pour jouir de la fraîcheur de quelques avenues sur le bord de l'Isère, où nous avions dessein de nous promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu'il se trouvait fort mal... Il descend, d'affreux vomissements le surprennent ; je le fais aussitôt remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte à la ville. Dubreuil est si mal qu'il faut le porter dans sa chambre ;
son état surprend son associé que nous y trouvons, et qui, selon ses ordres, n'en était pas sorti ; un médecin arrive : juste ciel ! Dubreuil est empoisonné ! A peine apprends-je cette fatale nouvelle, que je cours à l'appartement de la Dubois ; l'infâme ! elle était partie ; je passe chez moi, mon armoire est forcée, le peu d'argent et de hardes que je possède est enlevé ; la Dubois, m'assure-t-on, court depuis trois heures du côté de Turin. Il n'était pas douteux qu'elle ne fût l'auteur de cette multitude de crimes ; elle s'était présentée chez Dubreuil ; piquée d'y trouver du monde, elle s'était vengée sur moi, et elle avait empoisonné Dubreuil, en dînant, pour qu'au retour, si elle avait réussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vie que de poursuivre celle qui dérobait sa fortune, la laissât fuir en sûreté, et pour que l'accident de sa mort arrivant pour ainsi dire dans mes bras, je pusse en être plus vraisemblablement soupçonnée qu'elle ; rien ne nous apprit ses combinaisons, mais était-il possible qu'elles fussent différentes ?
Je revolai chez Dubreuil : on ne me laisse plus approcher de lui ; je me plains de ces refus, on m'en dit la cause. Le malheureux expire, et ne s'occupe plus que de Dieu. Cependant il m'a disculpée ; je suis innocente, assure-t-il ; il défend expressément que l'on me poursuive ; il meurt. A peine a-t-il fermé les yeux, que son associé se hâte de venir me donner des nouvelles, en me conjurant d'être tranquille. Hélas ! pouvais-je l'être ? pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte d'un homme qui s'était si généreusement offert à me tirer de l'infortune ? pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans la misère, dont je ne faisais que de sortir ? Effroyable créature ! m'écriai-je ; si c'est là que conduisent tes principes, faut-il s'étonner qu'on les abhorre, et que les honnêtes gens les punissent ! Mais je raisonnais en partie lésée, et la Dubois qui ne voyait que son bonheur, son intérêt, dans ce qu'elle avait entrepris, concluait sans doute bien différemment.
Je confiai tout à l'associé de Dubreuil, qui se nommait Valbois, et ce qu'on avait combiné contre celui qu'il perdait, et ce qui m'était arrivé à moi-même. Il me plaignit, regretta bien sincèrement Dubreuil et blâma l'excès de délicatesse qui m'avait empêchée de m'aller plaindre aussitôt que j'avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que ce monstre, auquel il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n'aurions avisé à la faire poursuivre ; qu'il nous en coûterait beaucoup de frais ; que le maître de l'auberge, vivement compromis dans la plainte que nous ferions, et se défendant avec éclat, finirait peut-être par m'écraser moi-même, moi... qui ne semblais respirer à Grenoble qu'en échappée de la potence. Ces raisons me convainquirent et m'effrayèrent même tellement que je me résolus de partir de cette ville sans prendre congé de M. S***, mon protecteur. L'ami de Dubreuil approuva ce parti ; il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu'il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de mon intimité avec la Dubois, qu'en raison de ma dernière promenade avec son ami ; qu'il me conseillait donc, d'après cela, de partir tout de .cite sans voir personne, bien sûre que de son côté il n'agirait jamais contre moi qu'il croyait innocente, et qu'il ne louvait accuser que de faiblesse dans tout ce qui venait d'arriver.
En réfléchissant aux avis de Valbois, je reconnus qu'ils étaient d'autant meilleurs, qu'il paraissait aussi certain que j'avais l'air coupable, comme il était sûr que je ne l'étais pas ; que la seule chose qui parlât en ma faveur, la recommandation faite à Dubreuil à l'instant de la promenade, mal expliquée, m'avait-on dit, par lui à l'article de la mort, ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter ; moyennant quoi je me décidai promptement. J'en fis part à Valbois.
- Je voudrais, me dit-il, que mon ami m'eût chargé de quelques dispositions favorables pour vous, je les remplirais avec le plus grand plaisir, je voudrais même qu'il m'eût dit que c'était à vous qu'il devait le conseil de garder sa chambre ; mais il n'a rien fait de tout cela ; je suis donc contraint à me borner à la seule exécution de ses ordres. Les malheurs que vous avez éprouvés pour lui me décideraient à faire quelque chose de moi-même, si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune, ma fortune est bornée, je suis obligé de rendre à l'instant les comptes de Dubreuil à sa famille ; permettez donc que je me restreigne au seul petit service que je vous conjure d'accepter : voilà cinq louis, et voilà une honnête marchande de Chalon-sur-Saône, ma patrie ; elle y retourne après s'être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon où l'appellent quelques affaires ; je vous remets entre ses mains. Mme Bertrand, continua Valbois, en me conduisant à cette femme, voici la jeune personne dont je vous ai parlé ; je vous la recommande, elle désire de se placer. Je vous prie avec les mêmes instances que s'il s'agissait de ma propre sœur, de vous donner tous les mouvements possibles pour lui trouver dans notre ville quelque chose qui convienne à son personnel, à sa naissance et à son éducation ; qu'il ne lui en coûte rien jusque-là, je vous tiendrai compte de tout à la première vue. Adieu, mademoiselle, continua Valbois en me demandant la permission de m'embrasser ; Mme Bertrand part demain à la pointe du jour ; suivez-la, et qu'un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville où j'aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt.
L'honnêteté de ce jeune homme, qui foncièrement ne me devait rien, me fit verser des larmes. Les bons procédés sont bien doux quand on en éprouve depuis si longtemps d'odieux. J'acceptai ses dons en lui jurant que je n'allais travailler qu'à me mettre en état de pouvoir les lui rendre un jour. Hélas ! pensai-je en me retirant, si l'exercice d'une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l'infortune, au moins, pour la première fois de ma vie, l'espérance d'une consolation s'offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux, où la vertu me précipite encore.
Il était de bonne heure : le besoin de respirer me fit descendre sur le quai de l'Isère, à dessein de m'y promener quelques instants ; et, comme il arrive presque toujours en pareil cas, mes réflexions me conduisirent fort loin. Me trouvant dans un endroit isolé, je m'y assis pour penser avec plus de loisir. Cependant la nuit vint sans que je pensasse à me retirer, lorsque tout à coup je me sentis saisie par trois hommes. L'un me met une main sur la bouche, et les deux autres me jettent précipitamment dans une voiture, y montent avec moi, et nous fendons les airs pendant trois grandes heures, sans qu'aucun de ces brigands daignât ni me dire une parole ni répondre à aucune de mes questions. Les stores étaient baissés, je ne voyais rien. La voiture arrive près d'une maison, des portes s'ouvrent pour la recevoir, et se referment aussitôt. Mes guides m'emportent, me font traverser ainsi plusieurs appartements très sombres, et me laissent enfin dans un, près duquel est une pièce où j'aperçois de la lumière.
- Reste là, me dit un de mes ravisseurs en se retirant avec ses camarades, tu vas bientôt voir des gens de connaissance.
Et ils disparaissent, refermant avec soin toutes les portes. Presque en même temps, celle de la chambre où j'apercevais de la clarté s'ouvre, et j'en vois sortir, une bougie à la main... oh ! madame, devinez qui ce pouvait être... la Dubois ! ... la Dubois elle-même, ce monstre épouvantable, dévoré sans doute du plus ardent désir de la vengeance.
- Venez, charmante fille, me dit-elle arrogamment, venez recevoir la récompense des vertus où vous vous êtes livrée à mes dépens... Et me serrant la main avec colère : Ah ! scélérate, je t'apprendrai à me trahir !
- Non, non, madame, lui dis-je précipitamment, non, je ne vous ai point trahie : informez-vous, je n'ai pas fait la moindre plainte qui puisse vous donner de l'inquiétude, je n'ai pas dit le moindre mot qui puisse vous compromettre.
- Mais ne t'es-tu pas opposée au crime que je méditais ? ne l'as-tu pas empêché, indigne créature ? Il faut que tu en sois punie...
Et comme nous entrions, elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. L'appartement où l'on me faisait passer était aussi somptueux que magnifiquement éclairé ; au fond, sur une ottomane, était un homme en robe de chambre de taffetas flottante, d'environ quarante ans, et que je vous peindrai bientôt.
- Monseigneur, dit la Dubois en me présentant à lui, voilà la jeune personne que vous avez voulue, celle à laquelle tout Grenoble s'intéresse... la célèbre Thérèse, en un mot, condamnée à être pendue avec des faux-monnayeurs, et depuis délivrée à cause de son innocence et de sa vertu. Reconnaissez mon adresse à vous servir, monseigneur ; vous me témoignâtes, il y a quatre jours, l'extrême désir que vous aviez de l'immoler à vos passions ; et je vous la livre aujourd'hui. Peut-être la préférerez-vous à cette jolie pensionnaire du couvent des Bénédictines de Lyon, que vous avez désirée de même, et qui va nous arriver dans l'instant : cette dernière a sa vertu physique et morale, celle-ci n'a que celle des sentiments ; mais elle fait partie de son existence, et vous ne trouverez nulle part une créature plus remplie de candeur et d'honnêteté. Elles sont l'une et l'autre à vous, monseigneur : ou vous les expédierez toutes deux ce soir, ou l'une aujourd'hui, l'autre demain. Pour moi, je vous quitte : les bontés que vous avez pour moi m'ont engagée à vous faire part de mon aventure de Grenoble. Un homme mort, monseigneur, un homme mort ! je me sauve.
- Eh ! non, non, femme charmante, s'écria le maître du lieu, non reste et ne crains rien quand je te protège : tu es l'âme de mes plaisirs ; toi seule possèdes l'art de les exciter et de les satisfaire, et plus tu redoubles tes crimes, plus ma tête s'échauffe pour toi... Mais elle est jolie, cette Thérèse... Et s'adressant à moi : Quel âge avez-vous, mon enfant ?
- Vingt-six ans, monseigneur, répondis-je, et beaucoup de chagrins.
- Oui, des chagrins, des malheurs ; je sais tout cela, c'est ce qui m'amuse, c'est ce que j'ai voulu ; nous allons y mettre ordre, nous allons terminer tous vos revers ; je vous réponds que dans vingt-quatre heures vous ne serez plus malheureuse... Et avec d'affreux éclats de rire : N'est-il pas vrai, Dubois, que j'ai un moyen sûr pour terminer les malheurs d'une jeune fille ?
- Assurément, dit cette odieuse créature ; et si Thérèse n'était pas de mes amies, je ne vous l'aurais pas amenée ; mais il est juste que je la récompense de ce qu'elle a fait pour moi. Vous n'imagineriez jamais, monseigneur, combien cette chère créature m'a été utile dans ma dernière entreprise de Grenoble ; vous avez bien voulu vous charger de ma reconnaissance, et je vous conjure de m'acquitter amplement.
L'obscurité de ces propos, ceux que la Dubois m'avait tenus en entrant, l'espèce d'homme à qui j'avais affaire, cette jeune fille qu'on annonçait encore, tout remplit à l'instant mon imagination d'un trouble qu'il serait difficile de vous peindre. Une sueur froide s'exhale de mes pores, et je suis prête à tomber en défaillance : tel est l'instant où les procédés de cet homme finissent enfin par m'éclairer. Il m'appelle, il débute par deux ou trois baisers où nos bouches sont forcées de s'unir ; il attire ma langue, il la suce, et la sienne au fond de mon gosier semble y pomper jusqu'à ma respiration. Il me fait pencher la tête sur sa poitrine, et relevant mes cheveux, il observe attentivement la nuque de mon cou.
- Oh ! c'est délicieux, s'écrie-t-il en pressant fortement cette partie ; je n'ai jamais rien vu de si bien attaché : ce sera divin à faire sauter.
Ce dernier propos fixa tous mes doutes : je vis bien que j'étais encore chez un de ces libertins à passions cruelles, dont les plus chères voluptés consistent à jouir des douleurs ou de la mort des malheureuses victimes qu'on leur procure à force d'argent, et que je courais risque d'y perdre la vie.
En cet instant, on frappe à la porte ; la Dubois sort, et ramène aussitôt la jeune Lyonnaise dont elle venait de parler.
Tâchons de vous esquisser maintenant les deux nouveaux personnages avec lesquels vous allez me voir. Le monseigneur, dont je n'ai jamais su le nom ni l'état, était, comme je vous l'ai dit, un homme de quarante ans, mince, maigre, mais vigoureusement constitué ; des muscles presque toujours gonflés, s'élevant sur ses bras couverts d'un poil rude et noir, annonçaient en lui la force avec la santé ; sa figure était pleine de feu, ses yeux petits, noirs et méchants, ses dents belles, et de l'esprit dans tous ses traits ; sa taille bien prise était au-dessus de la médiocre, et l'aiguillon de l'amour, que je n'eus que trop d'occasions de voir et de sentir, joignait à la longueur d'un pied, plus de huit pouces de circonférence. Cet instrument, sec, nerveux, toujours écumant, et sur lequel se voyaient de grosses veines qui le rendaient encore plus redoutable, fut en l'air pendant les cinq ou six heures que dura cette séance, sans s'abaisser une minute. Je n'avais point encore trouvé d'homme si velu : il ressemblait à ces faunes que la fable nous peint. Ses mains sèches et dures étaient terminées par des doigts dont la force était celle d'un étau ; quant à son caractère, il me parut dur, brusque, cruel, son esprit tourné à une sorte de sarcasmes et de taquinerie faits pour redoubler les maux où l'on voyait bien qu'il fallait s'attendre avec un tel homme.
Eulalie était le nom de la petite Lyonnaise. Il suffisait de la voir pour juger de sa naissance et de sa vertu : elle était fille d'une des meilleures maisons de la ville où les scélératesses de la Dubois l'avaient enlevée, sous le prétexte de la réunir à un amant qu'elle idolâtrait ; elle possédait, avec une candeur et une naïveté enchanteresses, une des plus délicieuses physionomies qu'il soit possible d'imaginer. Eulalie, à peine âgée de seize ans, avait une vraie figure de vierge ; son innocence et sa pudeur embellissaient à l'envi ses traits : elle avait peu de couleur, mais elle n'en était que plus intéressante ; et l'éclat de ses beaux yeux noirs rendait à sa jolie mine tout le feu dont cette pâleur semblait la priver d'abord ; sa bouche un peu grande était garnie des plus belles dents, sa gorge, déjà très formée, semblait encore plus blanche que son teint : elle était faite à peindre, mais rien n'était aux dépens de l'embonpoint ; ses formes étaient rondes et fournies, toutes ses chairs fermes, douces et potelées. La Dubois prétendit qu'il était impossible de voir un plus beau cul : peu connaisseuse en cette partie, vous me permettrez de ne pas décider. Une mousse légère ombrageait le devant ; des cheveux blonds, superbes, flottant sur tous ces charmes, les rendaient plus piquants encore ; et pour compléter son chef-d'œuvre, la nature, qui semblait la former à plaisir, l'avait douée du caractère le plus doux et le plus aimable. Tendre et délicate fleur, ne deviez-vous donc embellir un instant la terre que pour être aussitôt flétrie !
- Oh ! madame, dit-elle à la Dubois en la reconnaissant, est-ce donc ainsi que vous m'avez trompée !... Juste ciel ! où m'avez-vous conduite ?
- Vous l'allez voir, mon enfant, lui dit le maître de la maison en l'attirant brusquement vers lui et commençant déjà ses baisers, pendant qu'une de mes mains l'excitait par son ordre.
Eulalie voulut se défendre, mais la Dubois, la pressant sur ce libertin, lui enlève toute possibilité de se soustraire. La séance fut longue ; plus la fleur était fraîche, plus ce frelon impur aimait à la pomper. A ses suçons multipliés succéda l'examen du cou ; et je sentis qu'en le palpant, le membre que j'excitais prenait encore plus d'énergie.
- Allons, dit monseigneur, voilà deux victimes qui vont me combler d'aise : tu seras bien payée, Dubois, car je suis bien servi. Passons dans mon boudoir : suis-nous, chère femme, suis-nous, continue-t-il en nous emmenant ; tu partiras cette nuit, mais j'ai besoin de toi pour la soirée.
La Dubois se résigne, et nous passons dans le cabinet des plaisirs de ce débauché, où l'on nous fait mettre toutes nues.
Oh ! madame, je n'entreprendrai pas de vous représenter les infamies dont je fus à la fois et témoin et victime. Les plaisirs de ce monstre étaient ceux d'un bourreau. Ses uniques voluptés consistaient à trancher des têtes. Ma malheureuse compagne... Oh ! non, madame... Oh ! non, n'exigez pas que je finisse... J'allais avoir le même sort ; encouragé par la Dubois, ce monstre se décidait à rendre mon supplice plus horrible encore, lorsqu'un besoin de réparer tous deux leurs forces les engage à se mettre à table...
Quelle débauche ! Mais dois-je m'en plaindre, puisqu'elle me sauva la vie ? Excédés de vin et de nourriture, tous deux tombèrent ivres morts avec les débris de leur souper. A peine les vois-je là, que je saute sur un jupon et un mantelet que la Dubois venait de quitter pour être encore plus immodeste aux yeux de son patron, je prends une bougie, je m'élance vers l'escalier : cette maison dégarnie de valets n'offre rien qui s'oppose à mon évasion, un se rencontre, je lui dis avec l'air de l'effroi de voler vers son maître qui se meurt, et je gagne la porte sans plus trouver de résistance. J'ignorais les chemins, on ne me les avait pas laissé voir, je prends le premier qui s'offre à moi... C'est celui de Grenoble ; tout nous sert quand la Fortune daigne nous rire un moment ; on était encore couché dans l'auberge, je m'y introduis secrètement et vole en hâte à la chambre de Valbois. Je frappe, Valbois s'éveille et me reconnaît à peine en l'état où je suis ; il me demande ce qui m'arrive ; je lui raconte les horreurs dont je viens d'être à la fois et la victime et le témoin.
- Vous pouvez faire arrêter la Dubois, lui dis-je, elle n'est pas loin d'ici, peut-être me sera-t-il possible d'indiquer le chemin... La malheureuse ! indépendamment de tous ses crimes, elle m'a pris encore et mes hardes et les cinq louis que vous m'avez donnés.
- Oh ! Thérèse, me dit Valbois, vous êtes assurément la fille la plus infortunée qu'il y ait au monde, mais vous le voyez pourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent, une main céleste vous conserve ; que ce soit pour vous un motif de plus d'être toujours vertueuse, jamais les bonnes actions ne sont sans récompense. Nous ne poursuivrons point la Dubois, mes raisons de la laisser en paix sont les mêmes que celles que je vous exposais hier ; réparons seulement les maux qu'elle vous a faits, voilà d'abord l'argent qu'elle vous a pris.
Une heure après une couturière m'apporta deux vêtements complets et du linge.
- Mais il faut partir, Thérèse, me dit Valbois, il faut partir dans cette journée même ; la Bertrand y compte, je l'ai engagée à retarder de quelques heures pour vous, rejoignez-la.
- Ô vertueux jeune homme ! m'écriai-je en tombant dans les bras de mon bienfaiteur, puisse le ciel vous rendre un jour tous les biens que vous me faites !
- Allez, Thérèse, me répondit Valbois en m'embrassant, le bonheur que vous me souhaitez... j'en jouis déjà, puisque le vôtre est mon ouvrage... Adieu.
Voilà comme je quittai Grenoble, madame, et si je ne trouvai pas dans cette ville toute la félicité que j'y avais supposée, au moins ne rencontrai-je dans aucune, comme dans celle-là, tant d'honnêtes gens réunis pour plaindre ou calmer mes maux.
Nous étions, ma conductrice et moi, dans un petit chariot couvert attelé d'un cheval que nous conduisions du fond de cette voiture ; là étaient les marchandises de Mme Bertrand, et une petite fille de quinze mois qu'elle nourrissait encore, et que je ne tardai pas pour mon malheur de prendre bientôt dans une aussi grande amitié que pouvait le faire celle qui lui avait donné le jour.
C'était d'ailleurs une assez vilaine femme que cette Bertrand, soupçonneuse, bavarde, commère ennuyeuse et bornée. Nous descendions régulièrement chaque soir tous ses effets dans l'auberge, et nous couchions dans la même chambre. Jusqu'à Lyon, tout se passa fort bien, mais pendant les trois jours dont cette femme avait besoin pour ses affaires, je fis dans cette ville une rencontre à laquelle j'étais loin de m'attendre.
Je me promenais l'après-midi sur le quai du Rhône avec une des filles de l'auberge que j'avais priée de m'accompagner, lorsque j'aperçus tout à coup le Révérend Père Antonin de Sainte-Marie-des-Bois, maintenant supérieur de la maison de son ordre située en cette ville. Ce moine m'aborde, et après m'avoir tout bas aigrement reproché ma fuite, et m'avoir fait entendre que je courais de grands risques d'être reprise, s'il en donnait avis au couvent de Bourgogne, il m'ajouta, en se radoucissant, qu'il ne parlerait de rien si je voulais à l'instant même le venir voir dans sa nouvelle habitation avec la fille qui m'accompagnait, et qui lui paraissait de bonne prise ; puis faisant haut la même proposition à cette créature
- Nous vous payerons bien l'une et l'autre, dit le monstre, nous sommes dix dans notre maison, et je vous promets au moins un louis de chaque, si votre complaisance est sans bornes.
Je rougis prodigieusement de ces propos ; un moment, je veux faire croire au moine qu'il se trompe : n'y réussissant pas, j'essaie des signes pour le contenir, mais rien n'en impose à cet insolent, et ses sollicitations n'en deviennent que plus chaudes ; enfin, sur nos refus réitérés de le suivre, il se borne à nous demander instamment notre adresse ; pour me débarrasser de lui, je lui en donne une fausse : il l'écrit dans son portefeuille, et nous quitte en nous assurant qu'il nous reverra bientôt.
En nous en retournant à l'auberge, j'expliquai comme je pus l'histoire de cette malheureuse connaissance à la fille qui m'accompagnait ; mais soit que ce que je lui dis ne la satisfît point, soit qu'elle eût peut-être été très fâchée d'un acte de vertu de ma part qui la privait d'une aventure où elle aurait autant. gagné, elle bavarda ; je n'eus que trop lieu de m'en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuse catastrophe que je vais bientôt vous raconter. Cependant le moine ne parut point, et nous partîmes.
Sorties tard de Lyon, nous ne pûmes, ce premier jour, coucher qu'à Villefranche, et ce fut là, madame, que m'arriva le malheur affreux qui me fait aujourd'hui paraître devant vous comme une criminelle, sans que je l'aie été davantage dans cette funeste circonstance de ma vie que dans aucune de celles où vous m'avez vue si injustement accablée des coups du sort, et sans qu'autre chose m'ait conduite dans l'abîme que la bonté de mon cour et la méchanceté des hommes.