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Les Petits Potins de L'Histoire

Les Petits Potins de L'Histoire

Bienvenue sur "Petits Potins de L'Histoire" J'espère que vous prendrez plaisir à me lire .... N'hésitez surtout pas à me proposer des idées ou de créer vous même un article, je mettrai en ligne avec plaisir...


La médaille de Ste Geneviève

Publié par Ch. Quinel et A. de Montgon sur 4 Août 2007, 17:15pm

Catégories : #Contes et Légendes

Ici, Fidèle, reste tranquille, méchant chien ! Mais Fidèle était inquiet et nerveux ; sans raison, il harcelait les moutons qui, eux aussi, atteints comme d’un malaise, bêlaient et se serraient les uns contre les autres, ne songeant même pas à grignoter l’herbe tendre parsemée de fleurettes. Bien plus, les fleurettes elles-mêmes se recroquevillaient comme dans l’attente d’une catastrophe.

La toute petite bergère, gardienne de ce troupeau, se demandait pourquoi tous ses sujets à quatre pattes étaient aujourd’hui si étranges. Comme tous les autres jours, Geneviève, qui venait d’avoir huit ans, avait mené paître son troupeau sur la colline de Saint-Cloud au pied du mont Valérianus, à un bon quart de lieue de sa maison.

Ce troupeau comptait exactement vingt-trois moutons en comprenant les dix agneaux. Il était le plus clair de la fortune du père de Geneviève, un brave bûcheron qui travaillait dans les grands bois qui s’étendaient au loin, si loin que l’on eût pu marcher des jours et des jours sans en sortir. La mère était morte voici trois ans et Geneviève aidait son père à tenir leur petit ménage. et en particulier à soigner les bêtes qu’elle aimait bien.

Ce n’étaient pas les pâturages qui manquaient à Saint-Cloud en l’an 428 ; tout le coteau en était couvert depuis la Seine jusqu’au sommet, là où commençait la forêt, mais celui-ci était le lieu de prédilection de Geneviève. Non pas qu’il fut meilleur qu’un autre, mais ce n’était pas de ce côté que les bergères venaient le plus souvent par peur du bois et du loup. Geneviève ne craignait ni l’un ni l’autre ; elle connaissait la forêt par les récits de son père et elle savait que les loups ne se hasardent sur les bordures que l’hiver, quand ils ne trouvent pas de nourriture au milieu des taillis. Or, on était en plein mois de juillet et le gibier abonde à ce moment pour messires les loups.

Ce qui attirait surtout Geneviève en ces lieux c’est que, de là-haut, elle pouvait voir Paris. Or Geneviève adorait Paris. Elle n’y était jamais allée mais son père qui y était descendu une fois rendre visite à son beau-frère, le diacre Simon, lui en avait raconté les merveilles : les palais, les églises, les étalages de marchands, les arènes. Tout cela avait laissé à cet homme simple une impression grandiose qu’il avait fait partager à sa fille.

D’ici, Geneviève voyait les remparts de la ville qui emprisonnaient les deux vastes faubourgs s’étendant jusqu’au pied des deux collines et les ponts qui reliaient la cité à ses faubourgs. Elle distinguait le palais du gouverneur dans le centre et le palais impérial sur la rive gauche avec ses vastes jardins.

Jamais la vue n’avait été si claire qu’aujourd’hui. Pourquoi fallait-il qu’elle fût distraite dans sa contemplation par la conduite inusitée du troupeau et du chien Fidèle ?

Mais voici que l’événement vint donner raison aux animaux dont l’instinct est plus perspicace que l’intelligence d’une petite fille de huit ans. Des éclairs jaillirent tout à coup des noirs nuages qui s’étaient amoncelés sans qu’elle y prît garde. De larges gouttes commencèrent à tomber. Geneviève ramassa sa houlette et se leva de la pierre où elle était assise. Elle n’eut point besoin de donner d’ordre. Les moutons d’eux-mêmes, tête basse et se bousculant, prirent le chemin de la maison et ce ne fut que pour la forme que Fidèle aboya avant de venir se serrer contre sa petite maîtresse.

Derrière le troupeau qui courait, derrière les agneaux qui bêlaient tristement, désespérés de galoper moins vite que leurs mères, Geneviève trottait de toute la vitesse de ses petites jambes. Point assez vite cependant. La pluie se mettait à tomber avec rage, maintenant mêlée de grêlons. Geneviève mit sa jupe sur sa tête pour se protéger un peu.

Quand elle arriva au logis elle était toute trempée. D’eux-mêmes, les moutons s’engouffrèrent dans leur bergerie et avec l’autorité de quelqu’un qui rentre chez lui, Fidèle avait poussé la porte de la maison qui n’était jamais fermée, car il n’y avait guère d’apparence que l’on vînt voler chez un pauvre bûcheron.

Geneviève allait suivre Fidèle, heureuse de se sécher devant l’âtre, quand elle entendit derrière elle des pas qui se hâtaient. Se retournant, elle vit deux hommes, vêtus de longs manteaux et tenant à la main des bâtons de coudrier, qui marchaient courbés sous la rafale. Ils regardaient la maison et allaient la passer, suivant le mauvais chemin qui longeait le bois, quand Geneviève, qui pourtant n’osait guère parler à des étrangers et dont les seules paroles étaient réservées à son père, à Fidèle, à ses moutons ou à deux ou trois petites bergères comme elle, eut l’audace de les appeler.

- Messeigneurs !

Les hommes s’arrêtèrent.

- Entrez ici, Messeigneurs, ajouta Geneviève très vite ; vous vous sécherez.

Les voyageurs, d’un seul geste, acceptèrent. L’orage grondait, la grêle étendait partout sa nappe blanche. ils entrèrent dans la chaumière. Geneviève mit sur les cendres rouges des brindilles et le feu bientôt crépita joyeusement, faisant fumer les vêtements des hommes et de la petite bergère et le dos poilu du bon Fidèle, bien que celui-ci se fût écarté pour laisser la place aux hôtes.

Les deux hommes étaient avancés en âge, mais robustes et de mine fière. Ils n’étaient pas gens de guerre. Sur eux, nulle arme que le bâton en coudrier qui les aidait dans leur marche. Ils ne parlaient pas, mais regardaient avec douceur leur petite hôtesse. Celle-ci tira de la huche un morceau de pain un peu sec et atteignit un fromage de chèvre. Elle offrit ces mets simples aux voyageurs.

- Nous n’avons pas autre chose, dit-elle.

- Rien ne peut nous plaire davantage, dit le plus âgé des deux hommes.

Ils mangèrent.

Le soleil reparaissait, faisant briller d’un clair éclat les branches mouillées. Il ne pleuvait plus. Les voyageurs se levèrent.

- Il nous faut continuer notre route, dit celui qui avait déjà parlé. Nous te remercions, petite fille, pour l’hospitalité que tu nous as donnée dans la bonté de ton cœur.

- Comment te nomme-t-on ? Dit le second.

- Geneviève.

- Eh bien ! Geneviève, reprit le premier, nous ne pouvons te faire aucun présent, nous avons volontairement renoncé aux biens de ce monde. Nous allons pourtant te laisser en souvenir cette médaille qui est en cuivre, et où est gravé le signe de la Rédemption. Porte-la toujours, mais ne porte aucun autre bijou que celui-là, lui seul te fera belle aux yeux de Notre Seigneur Jésus-Christ.

 

 

 

 

Le voyageur lui remit la médaille, puis tous deux levèrent la main en signe de bénédiction.

- Je te bénis au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, dit le premier.

- Je te bénis, répéta le second.

- Ainsi soit-il, répondit pieusement Geneviève.

- Je suis Loup, évêque de Troyes.

- Je suis Germain, évêque d’Auxerre.

Et les deux hommes s’en furent dans le soleil. Saint Loup et saint Germain, qui avaient fait vœu de pauvreté et qui allaient porter l’Evangile au pays gallois s’étaient arrêtés dans la demeure de Geneviève, la bergère.

- Quelles nouvelles ? Demandèrent d’une seule voix les quatre personnes réunies ou plus exactement tapies autour de la cheminée, quand entra le décurion Chalcas ?

Celui-ci ne répondit pas tout de suite. En venant de la rue où soufflait une aigre bise de février, l’atmosphère de cette salle basse lui paraissait d’une tiédeur agréable bien que le feu, pauvrement alimenté de débris de bois, chauffât faiblement. Il éclairait moins encore et pourtant il constituait le seul luminaire de la veillée. Trois voisins se trouvaient ce soir dans la maison du diacre Simon, dont le modeste logis se dissimulait entre la basilique, dédiée à Sainte Marie et construite sur remplacement du temple de Jupiter Nautique, et la maison imposante du prêtre Théodore, desservant du sanctuaire. Il y avait là, en outre, Geneviève, pure et belle jeune fille de trente ans déjà, nièce de Simon qui, à la mort de son père, survenue accidentellement dans la forêt, s’était réfugiée chez son parent. Elle avait vendu son modeste patrimoine et pouvait ainsi vivre sans être complètement à la charge du diacre dont les émoluments pour l’entretien de la basilique et la conduite des offices étaient bien médiocres.

Quoique n’ayant pas de dot et étant issue de simples bûcherons, Geneviève avait été recherchée en mariage par plusieurs adolescents fortunés. On disait même qu’un chevalier romain, beau, jeune, riche, avait été épris d’elle, qu’il lui avait déclaré son désir de l’épouser, un soir devant la porte même du diacre Simon.

Geneviève aurait hésité ; après avoir longuement contemplé les traits énergiques et nobles de son soupirant, elle aurait répondu :

FPRIVATE "TYPE=PICT;ALT=-"J’ai fait vœu de rester une pauvre et simple fille et de ne jamais porter d’autre bijou qu’une médaille de cuivre gravée d’une croix. Tu vois que je ne puis être une domina et occuper le rang où tu veux m’élever.

- Tu me désespères, aurait dit le beau chevalier.

- J’ai moi-même le cœur bien gros.

- Je penserai toujours à toi.

- Je prierai pour toi jusqu’à la mort.

Tel était du moins le chaste roman que les bonnes femmes attribuaient à la nièce du diacre. Or donc, à l’arrivée de Chalcas, comme tous les autres soirs, Geneviève était assise sur un escabeau un peu à l’écart et dans la complète obscurité. Absorbée dans ses prières, elle ne mêla pas sa voix à celles de son oncle et des voisins quand ceux-ci répétèrent la question : « Quelles nouvelles ? »

Le soldat s’approcha du feu et on lui fit place sur le banc.

- Mauvaises, se décida-t-il à dire.

Le silence se fit plus pesant, chacun pensait à lui-même, cherchant seulement à lire des détails sur la figure du nouveau venu. Cet examen n’apprenait pas grand’ chose, d’abord parce que, comme nous l’avons dit, la pièce était plongée dans une demi-obscurité et ensuite parce que les traits chafouins de Chalcas n’étaient guère expressifs.

Certes ce n’était pas un de ces beaux légionnaires romains comme on aime à se les représenter. Le décurion était un grec enrôlé dans les troupes romaines ; ce n’était pas un guerrier, il remplissait auprès du préfet Aetius les fonctions de trésorier. Tenu en piètre estime par les notables de la ville, il fréquentait chez les gens modestes. Il s’était lié avec le diacre pour des questions de service et celui-ci subissait plus qu’il ne souhaitait sa présence.

Pourtant aujourd’hui on se serrait autour de tous ceux qui portaient des armes et surtout de ceux qui, approchant le commandement, pouvaient savoir quelque chose de la menace qui pesait sur la cité.

- Les cavaliers envoyés en reconnaissance sont-ils rentrés ? Interrogea Simon.

 

 

 

 

De cette reconnaissance, toute la ville parlait.

- Ils sont rentrés, dit Chalcas. Ils ont aperçu en amont de la Seine les hordes qui s’avancent. Les chemins, les sentiers sont encombrés de gens qui ont pu échapper au massacre et qui fuient.

- On les a interrogés ?

- Oui.

- Que disent-ils ?

- Que là où le cheval d’Attila a posé le pied, l’herbe ne repoussera jamais plus.

- Le fléau de Dieu ! S’exclama Simon en faisant le signe de la croix.

- Vous pouvez le dire, continua Chalcas. Tout ce qui peut brûler, ils le brûlent : les bois, les villages, les villes ; ce qui peut se détruire, ils le détruisent, ne respectant ni les églises, ni les monuments funèbres ; ce qui peut se tuer, ils le tuent. Ils égorgent tout : hommes, femmes, enfants. Pour ceux-ci ils leur coupent les mains avec leurs sabres et ils les font courir devant leurs chevaux jusqu’à-ce que les pauvres petits tombent ; alors ils les ramassent avec leurs piques et se les jettent comme des balles. Les animaux ils les dépècent vivants et mangent leur viande crue ou attendrie sous leur selle. Car ils ne descendent pas de leurs chevaux même pour manger ou pour boire.

- C’est affreux, soupira un voisin.

- Que va faire le préfet Aetius ? Interrogea Simon.

Le Grec fit un geste d’ignorance que l’on devina plutôt qu’on ne le vit.

- On est en train d’en délibérer. Le conseil est divisé. On parle d’ouvrir les portes et de s’en remettre à la pitié d’Attila qui, en ne rencontrant pas de résistance, se contentera peut-être d’une rançon.

- Et s’il ne s’en contente pas ?

Ces paroles avaient été prononcées par Geneviève sans que celle-ci eût quitté son escabeau dans l’obscurité. On avait peine à reconnaître à son accent décidé la jeune fille effacée et timide qu’elle était.

- S’il ne s’en contente pas, dit Chalcas avec un rire qui sonnait étrangement faux ; il faudra s’en rapporter à la protection de Dieu.

- Dieu ne protège que ceux qui d’abord se défendent eux-mêmes.

- Mais avec quoi ? Les troupes romaines sont disséminées, le roi franc, Mérovée, est trop loin pour nous porter secours et les Wisigoths et leur roi Théodoric auront assez à faire à se défendre eux-mêmes. Il n’y a pas l’effectif d’une légion romaine pour garnir nos remparts.

- Nous avons des armes, dit encore Geneviève.

- Et qui les portera ? Il ne s’agit pas que d’avoir des armes, il faut savoir s’en servir. Les Huns sont nombreux et demain ils seront devant Paris. Non ajouta Chalcas et si on eût pu voir son teint on se fût aperçu qu’il était plus vert que d’habitude. Il n’y a pas d’autre parti à prendre que celui de la reddition, c’est d’ailleurs l’avis d’un voyageur qui est rentré avec la reconnaissance.

- Quel est ce voyageur ? Demanda Simon.

- Il dit se nommer Bléda. Le conseil l’a longuement entendu ; il a plusieurs fois échappé par miracle aux hordes des Huns qui voulaient le mettre à mort, dit-il. Pour lui toute résistance ne servirait qu’à exaspérer Attila dont la force est invincible.

Sur ces paroles, Chalcas se leva, il prit congé de son hôte et se retira suivi par les trois voisins qui voulaient se donner l’illusion d’être protégés, car déjà les rues noires de la ville leur semblaient peuplées de barbares.

Resté seul avec sa nièce, le diacre Simon poussa un profond soupir.

- Nous sommes dans la main de Dieu, dit-il en regardant sa chambre pour se coucher. Qui sait si ce n’était pas la dernière nuit qu’il passait sur terre ?

 

 

 

Jusqu’au jour, devant la petite médaille de cuivre gravée d’une croix, Geneviève pria.

Le lendemain, la ville se réveilla dans l’angoisse. De tous les côtés, de la Cité comme des faubourgs, les gens venaient aux nouvelles. Bientôt sur le parvis de la basilique Sainte-Marie, lieu de réunion habituelle du peuple, parvis sur lequel donnait aussi le palais du préfet, toute la ville était assemblée.

Les échoppes étaient fermées, les cabarets eux-mêmes étaient vides. On lisait l’angoisse sur toutes les figures. Quand- quelque légionnaire traversai ! la place, on l’interrogeait et, lui, faisait un geste évasif sans même songer à montrer son dédain aux civils dont il partageait en secret la terreur.

Parmi les citadins se trouvaient des réfugiés des campagnes entrés pendant la nuit et qui achevaient de terroriser les Parisiens par le récit de ce qu’ils avaient vu.

- Les chevaux marchent dans le sang ! Les cavaliers saccagent tout en poussant des hurlements qui doivent être autant de blasphèmes.

Dans la basilique pleine de monde, le prêtre Théodore disait les prières des agonisants. Au pied de l’autel s’entassaient des offrandes. De riches citoyens avaient apporté une partie de leurs biens désormais inutiles et les donnaient au Seigneur pour qu’Il protégeât leur existence. Des femmes s’étaient dépouillées de leurs bijoux qui se répandaient en ex-voto sur les dalles. Sur la place comme dans l’église des mots volaient : « Attila ! Les Huns ! Le fléau de Dieu ». Les enfants pleuraient, saisis par la contagion de la panique.

Au milieu de cette foule angoissée passa soudain un frisson. De la lourde porte du palais ouverte, le préfet Aetius était sorti. Il était en tenue de guerre, cuirassé et casqué, il tenait à la main son bâton de commandement et sur ses épaules flottait le manteau rouge, insigne de son grade militaire. Les cicatrices sur ses bras et son visage, plus encore que les plaques qu’il portait à sa cuirasse, parlaient de ses campagnes et de ses mérites guerriers.

Allait-il prendre la tête de la légion et, aigles en tête, montrer au barbare que l’empire romain, bien que décapité de son Empereur de Rome, n’était pas qu’un vain mot ?

Des officiers l’entouraient ; parmi eux, blême et défait, le décurion Chalcas qui n’avait rien du soldat, son corps maigre paraissant écrasé par son armure trop pesante. Tout près du préfet et lui parlant d’une façon familière se trouvait un étranger. Il était vêtu de façon bizarre d’une courte casaque de cuir, ses jambes étaient emprisonnées dans un pantalon à la manière franque et serrées par des courroies. Il était chaussé de bottes de peau et un bonnet de fourrure, d’où sortaient de longues mèches noires, le coiffait.

Mais ce qui était le plus étrange, c’était sa figure. Une large face aux pommettes saillantes, à la peau jaune, s’éclairait de petits yeux bridés et étonnamment mobiles ; son nez semblait écrasé et sa large bouche s’ouvrait sur des dents d’une longueur exagérée et toutes noires.

Il devait parler latin car le préfet paraissait le comprendre et échanger avec lui une conversation.

Aetius se dirigea vers le piédestal en pierre qui servait ordinairement de tribunal. Il allait donc haranguer le peuple, et non pas partir sur-le-champ pour le défendre. L’angoisse retombait plus lourde. Qu’allait-il dire ? Ce ne pouvait être rien de bon.

Lentement le préfet gravit les quelques degrés et se tint debout sur le socle, l’étranger resta sur la première marche.

Aetius parla :

- Parisiens, il n’est pas nécessaire que je vous apprenne la terrible nouvelle : Dans une heure, deux au plus, Attila aura atteint nos murs. Hier, il brûlait Meldum [1] ; il est occupé à la même sinistre besogne à Vilcenna [2]. Des coureurs sont venus m’en apporter l’affreux message.

Une sorte de sanglot s’élevait dans le peuple. Aetius poursuivit :

- Deux solutions s’offraient à moi... à nous. (Dans les circonstances difficiles, les chefs pusillanimes aiment à partager avec d’autres le poids de leurs décisions, pour en assumer à eux seuls la gloire si l’événement se tourne en leur faveur.) Nous pouvions ou défendre la ville ou nous en remettre à la générosité de l’envahisseur.

- Hélas ! Hélas ! Soupirait la foule.

- Pour défendre la cité, il nous faut des soldats nombreux et aguerris. Nous ne disposons que d’une seule légion, encore n’est-elle pas au complet et renferme-t-elle beaucoup de soldats fatigués des dernières guerres.

Ce que ne disait pas Aetius, mais ce que le peuple savait, c’est que la légion cantonnée dans Paris, placée sous les ordres d’un chef de peu d’énergie, était mal exercée et que les soldats, ramassis de tous les peuples et peu respectueux de l’antique discipline, passaient plus de temps dans les cabarets que sur-le-champ de manœuvres.

Après un instant de silence, le préfet reprit :

- Les armées d’Attila, par contre, sont innombrables. Le noble voyageur Bleda, ici présent, qui faillit être leur victime, estime qu’ils ne sont guère moins de cinquante mille guerriers, sans compter les conducteurs de chariots, les esclaves et les varlets.

L’étranger approuvait à grands coups affirmatifs de sa grosse tête. Un cri de stupeur courut.

 

 

- Le combat livré par nous serait donc tellement inégal que nous serions infailliblement écrasés. Les Huns et leur chef, exaspérés par la résistance, ne manqueraient pas de saccager la ville et de passer toute la population au fil de leur épée. Au contraire, en laissant ouvertes les portes, en n’opposant aucune résistance, Attila sera peut-être adouci. Emu par la grandeur de votre cité, par ses monuments, par son glorieux passé, flatté par un accueil déférent, il se départira peut-être de sa cruauté et nous pouvons tous espérer la vie sauve.

Le peuple ne murmura plus. Le sombre abattement se lisait Sur toutes les figures.

- Moi-même je partagerai votre sort, je ne déserterai pas mon poste et, s’il doit y avoir des victimes, je serai la première. Une députation va partir, que veut bien guider le seigneur Bléda qui connaît la langue d’Attila et cette députation fera part au chef de notre résolution. Il n’y a pas d’autre parti à prendre.

Le même sanglot qu’au début de la harangue s’éleva du peuple. Aetius se tournait vers l’étranger comme pour obtenir son approbation. Celui-ci à son tour parla, il le fit d’une voix aigre, fausse, désagréable, roulant les r et sifflant les s.

- Parisiens, votre Préfet a prononcé les paroles de sagesse. Croyez-moi qui ai vu de près ces barbares, la soumission peut seule vous sauver, toute autre attitude ferait précipiter le désastre.

- Quelqu’un a-t-il quelque chose à proposer ? Dit encore Aetius prêt à descendre du socle de pierre.

Un silence de mort planait sur la place ; les hommes pleuraient et les femmes serraient leurs enfants sur leur cœur. Personne n’avait un avis à émettre et les Parisiens, d’habitude si bavards, se taisaient tous.

Tous, non pas. Quelqu’un se frayait un passage pour arriver au premier rang. Ce quelqu’un était une femme vêtue d’une longue robe blanche recouverte d’un manteau noir. Elle avançait d’un pas résolu dans la foule qui s’écartait devant elle. C’était Geneviève.

Elle s’arrêta au pied du socle et elle parla. Elle parla au milieu de l’attention générale. D’abord tournée vers le Préfet, peu à peu elle fit face à la foule.

- Seigneur, dit-elle, tes paroles ne sont pas celles du maître et du défenseur d’une grande cité. Peux-tu songer, toi qui détiens la force romaine, à céder cette ville sans défense à un païen qui méprise les lois divines et humaines, qui massacre les femmes et les petits enfants ? Comment toi, un homme d’âge et d’expérience, supposes-tu que des barbares cruels seront désarmés par ta soumission ? Depuis quand le loup épargne-t-il l’agneau parce que celui-ci ne montre pas, comme le chien, des crocs pointus ?

Timides d’abord, puis plus hauts des : « Oui ! Oui ! » couraient dans la foule. La voix de Geneviève devenait plus forte, son accent plus ferme, il semblait que les mots lui fussent inspirés par un être invisible.

- Tu n’as, dis-tu, qu’une légion incomplète composée d’hommes fatigués. Mais tes légionnaires méritent-ils l’injure d’être traités de lâches ? Depuis quand les Romains déposent-ils les armes devant un ennemi même supérieur en nombre ? Et ceux-ci, elle désignait la foule des Parisiens, crois-tu qu’ils refuseront de se battre pour défendre leurs foyers, leurs femmes et leurs enfants ? Il y a dans ton palais des armes. Distribue-les. Tu verras que les paisibles citoyens deviendront devant l’ennemi de la cité d’intrépides soldats !

- Nous combattrons ! Nous combattrons ! Crièrent dix voix, puis cent, puis mille, puis celles de tous les hommes rassemblés.

- Oublies-tu, Seigneur, continua Geneviève, qu’à côté de leurs aigles, tes soldats portent la croix, le labarum du grand Empereur Constantin ? Comptes-tu donc pour rien Dieu qui combattra pour nous ?

Aetius, sans un geste, les bras croisés, écoutait la femme qui ainsi parlait en homme. L’expression indécise de son visage était changée, on y lisait l’étonnement, puis la résolution.

- Ceux qui t’ont donné ces conseil, Seigneur, sont des poltrons ou pis que cela, des traîtres, leurs paroles leur étaient dictées par la peur ou par l’intérêt.

- A mort les traîtres ! Hurlait maintenant le peuple, les poings tendus vers l’endroit où s’était tenu Bléda. Où s’était tenu, disons-nous, car l’étranger n’était plus là. En vain le cherchait-on des yeux. Profitant de l’inattention générale, il s’était éclipsé et quelques jeunes gens lancés à sa poursuite ne le rencontrèrent nulle part. Plus tard les gardes de la porte de l’Est déclarèrent qu’ils avaient vu sortir de la ville un homme sur un petit cheval noir qui, les murailles franchies, était parti au grand galop dans la direction de Vilcenna...

Geneviève maintenant parlait au milieu de la fièvre de l’assistance.

- Bien loin d’ouvrir les portes de la ville, il faut les fermer au plus vite. Il faut que tous les charpentiers de la cité s’activent à renforcer leurs points faibles et que l’on accumule derrière elles des chariots et des pierres que l’on arrachera s’il le faut aux maisons. Que tous les hommes valides dirigés par les légionnaires montent sur les remparts armés de toutes les armes de jet que l’on pourra réunir. La ville, où se trouvent les troupeaux que les réfugiés ont enlevés à l’approche des barbares, peut soutenir un long siège, à supposer que le Hun, surpris par l’aspect d’une volonté énergique, ne se décide pas à se retirer.

- Des armes ! Des armes ! Criaient les Parisiens transportés par un élan unanime. Ils se turent quand Geneviève reprit :

- Nous, les femmes, à l’ombre de cette basilique, nous prierons Dieu d’être notre Allié contre nos ennemis qui sont les Siens et s’il le faut, nous accourrons aux remparts reprendre les armes tombées des mains de nos morts.

- Des armes ! Des armes ! criaient plus fort les Parisiens.

Aétius étendit le bras pour réclamer le silence :

- Citoyens, dit-il d’une voix ferme, je suis résolu à écouter les paroles de cette messagère de Dieu. Ses avis seront exécutés à la lettre.

 

 

Alors une acclamation formidable jaillit de toutes les poitrines. Les hommes embrassèrent leurs femmes et leurs enfants et se massèrent en foule devant la porte du palais. Il y avait là non seulement des citoyens dans la force de l’âge, mais encore des vieillards à barbe blanche accompagnant leurs fils ou de grands garçons décidés à suivre le sort de leur père.

Des employés du palais distribuaient des casques, des boucliers, des piques, des épées, et surtout des traits et des javelots. Ceux qui se déclaraient habiles chasseurs recevaient des arcs et des flèches ou des frondes avec des boules de plomb, car il y avait dans les caves du préfet un formidable arsenal non seulement d’armes romaines mais encore d’armes prises, il y avait de cela bien des années, sur des tribus révoltées. Aussi beaucoup étaient-elles rouillées, mais, maniées par des bras résolus, elles ne devaient pas être pour cela moins redoutables.

Dès qu’ils étaient armés, les, citoyens, par cohortes de cent, sous la conduite de quelques légionnaires, partaient vers les remparts, tandis que les femmes leur envoyaient des baisers.

Les lourdes portes étaient closes, les charpentiers les réparaient et on les renforçait intérieurement. Même on remettait en état sur quelques tours de vieilles catapultes qui pouvaient lancer des blocs de pierre à plusieurs portées de javelots.

Quand tous les hommes furent partis prendre leur poste de combat, Geneviève, suivie de la foule des femmes, se dirigea vers le terre-plein un peu élevé qui se trouvait derrière la basilique et qui, séparait les deux bras du fleuve comme l’entrave d’un navire qui fend les flots.

De là, on découvrait toute la campagne jusqu’à la forêt de Vilcenna...

Les préparatifs n’avaient pas été terminés trop tôt. On n’avait pas trompé les Parisiens, tout au moins quant à la proximité de l’ennemi. Celui-ci s’avançait dans la plaine et était déjà complètement sorti de la forêt d’où s’élevaient des nuages de fumée. Ici ou là quelques hameaux flambaient, incendiés par les cavaliers isolés qui chevauchaient sur les flancs de la colonne.

En avant de celle-ci on distinguait très nettement un petit groupe qui devait comprendre Attila et son état-major. Derrière venaient, sans ordre et sans discipline, les hordes barbares. Combien étaient-ils ? Dix, vingt, cinquante mille comme l’avait prétendu Bléda, on ne saurait le dire. Leurs lances formaient comme une forêt mouvante, une forêt d’arbres sans branches au sommet brillant. Une épaisse poussière, le temps était froid mais sec, s’élevait sous les pas des chevaux et estompait le spectacle. Et puis venaient les chariots...

Tout cela s’avançait très vite vers la cité, comme la mer un jour de grande marée au Mont Saint-Michel. Déjà on entendait les chants sauvages braillés par des milliers de bouches.

A ces chants, les femmes répondirent par celui des psaumes dont Geneviève disait le premier verset.

Plus près venaient les hordes se dirigeant vers la porte de l’Est.

Geneviève commençait à réciter les litanies des Saints, car il convenait d’appeler à l’aide toutes les cohortes célestes contre ces cohortes decarnage et de mort :

Sancte Johannes.

Et les femmes répondaient d’une seule voix :

Te rogamus audi nos !

Les noms des saints apôtres, des martyrs, des confesseurs étaient tour à tour invoqués. L’état-major des barbares se trouvait maintenant à une centaine de coudées des remparts.

Résolus, sur les murailles, les hommes, le javelotàla main, attendaient qu’ils fussent à bonne portée. Le mur était hérissé d’armes. Et voilà que, comme un grand bras, une catapulte fut mise en mouvement, une grosse pierre lancée par ce bras géant vint s’abattre devant Attila que l’on reconnaissait maintenant à sa stature et à ses habits d’une richesse barbare.

Le chef fit halte. La horde vint s’arrêter derrière lui. On voyait nettement que les chefs tenaient conseil. C’était donc vrai, cette ville voulait se défendre, ce n’était plus une pauvre cité offerte au massacre et au pillage. Partout sur les murs des lances et des casques dépassaient les parapets. Qu’allaient-ils décider ?

Propitius esto clamait Geneviève. « Sois-nous propice »

Ut nobis parcas « Epargne-nous. » Et les femmes suppliaient : Te rogamus audi nos.

La volonté de résistance de la ville était implacable. Dieu, lui-même, était dans les rangs de ses défenseurs, car, face aux Huns, à côté des aigles romaines, s’élevait la croix de Constantin.

De furore barbarorum

Libera nos, Domine.

 

« De la fureur des barbares, délivre-nous, Seigneur » suppliaient Geneviève et les femmes.

Alors, on vit ce spectacle inouï, incroyable, dont le souvenir est venu jusqu’à nous. Les hordes exécutèrent derrière leurs chefs une grande volte et montrant les poings à la ville et poussant des cris inhumains, ils reprirent le chemin de la forêt.

De toute la cité, un chant s’éleva ; il venait de Geneviève, il avait été redit par les femmes, il suivait les rues et les ruelles, sautait les ponts et couronnait les remparts comme une flamme qui embrase une meule de paille :

Magnificat anima mea Dominum. « Mon âme glorifie le Seigneur. » Grâce à Geneviève, Paris était sauvé !

Attila, ayant renoncé à prendre Paris, était retourné vers l’Est. Il avait établi son camp, dont il reste des vestiges, que l’on appelle encore « le camp d’Attila » et qui se trouvent près de Châlons-sur-Marne, dans les plaines de Champagne. Il en sortait souvent pour piller les villages et les villes des environs.

Aetius résolut de mettre fin à ses déprédations et à le chasser de la Gaule. Pour cela il réunit les légions réparties sur différents points du pays et fit appel à Mérovée, roi des Francs et à Théodoric, roides Wisigoths.

Ce fut le 22 juin 451 que ces trois armées, commandées par Aetius, se présentèrent pour livrer bataille aux Huns. Ceux-ci sortirent de leurs retranchements et le combat eut lieu dans les Champs Catalauniques.

Décrire cette bataille est impossible. De part et d’autre, les troupes se heurtèrent avec une fureur sans pareille et il faut rendre cette justice aux barbares qu’ils se battirent comme des lions. Mais les soldats francs et wisigoths et les légionnaires romains, qui avaient été témoins des crimes commis par les Huns, étaient animés d’une haine implacable. Ils voulaient venger les pitoyables victimes d’Attila.

Le massacre fut tel, disent les chroniqueurs, qu’un petit ruisseau qui traverse le champ de bataille fut transformé en un torrent de sang.

Théodoric perdit la vie dans le combat, mais le soir Attila était en déroute et fuyait vers le Rhin avec les débris de ses hordes, abandonnant ses bagages et ses chariots et laissant sur le terrain des milliers de tués et de blessés.

Parmi eux, frappé à mort, gisait un petit homme à grosse tête qui ne nous est pas inconnu. C’était Bléda, le propre frère d’Attila, qui était venu dans Paris, se faisant passer pour un voyageur victime des Huns, dans le but de démoraliser la population frappée de frayeur et de décourager le commandement. Nous avons vu que, sans Geneviève et sa miraculeuse intervention, il eût réussi.

Bléda perdait du sang par vingt blessures, une soif ardente le dévorait, il attendait la mort comme une délivrance.

Soudain, il eut une vision. Une femme était devant lui. Il la connaissait pour l’avoir vue en février à Paris, sa robe blanche était recouverte d’un manteau noir.

Son visage ne semblait pas irrité.

Pourtant elle lui dit : « Bléda, pourquoi t’es-tu introduit en traître dans ma cité ? Tu n’as pas agi en loyal ennemi, mais en fourbe et ton crime est grand »

Il allait répondre pour se justifier, mais sa bouche enfiévrée et sèche était sans voix.

Geneviève se penchait sur lui. Allait-elle lui donner le coup de grâce ? Non. Elle s’avançait encore plus près de son visage.

- Bléda, dit-elle, presque dans un souffle, je te pardonne, comme le Christ a pardonné à ses ennemis.

Puis, il vit au bout de ses doigts une médaille, une pauvre petite médaille de cuivre et cette médaille était marquée d’une croix. Elle posa la médaille sur la bouche de l’agonisant et aussitôt sa soif cruelle disparut et fut remplacée par une délicieuse fraîcheur.

Et, dans un soupir apaisé, Bléda le Hun s’éteignit.

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