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Les Petits Potins de L'Histoire

Les Petits Potins de L'Histoire

Bienvenue sur "Petits Potins de L'Histoire" J'espère que vous prendrez plaisir à me lire .... N'hésitez surtout pas à me proposer des idées ou de créer vous même un article, je mettrai en ligne avec plaisir...


L’étranger – Légende de Flandre

Publié par A.De Lauwereyns De Roösendaêle sur 5 Août 2007, 17:19pm

Catégories : #Contes et Légendes

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E

Toute la population entendait, en même temps que le duc, montrer au monde ce que la riche cité pouvait faire pour l'étonnement des peuples voisins, sa gloire et son bon plaisir. Car il s'agissait de se montrer à la hauteur de sa réputation. Et la cité de Bruges dépassait en puissance, activité, mouvement et fortune, depuis près d'un siècle, toutes les villes proches ou lointaines, comme elle libres de toutes servilité, sinon d'obligation. Il était, depuis un siècle, entendu que la grosse cité devait être considérée comme le comptoir d'argent de l'Europe du Nord. Mais il fallait qu'on sût qu'elle était aussi magnifique que fortunée. Il fallait qu'on vînt admirer la hardiesse de son beffroi, ses églises délicates, ses halles, l'hôtel de Grunthus, ce bijou d'art, récemment édifié, et, le long quais, ces maisons ouvragées que peu de seigneurs de France ou d'ailleurs ennoeillaient sans convoiter. Rien ne devait donc être négligé pour dépasser en faste tout ce qui s'était vu jusqu'à ce jour ; dût le roi Louis le Onzième pâlir une fois de plus de jalousie et serrer jusqu'au sang ses minces lèvres.

D'ailleurs, le bruit de la cérémonie qui se préparait s'était répendu jusqu'aux confis des pays d'alentour ; de toutes parts s'en venaient proposer leurs services des artisans de tous métiers ; et leur marchandise, des négociants de tous pays.

Il n'était de riche maison qui ne les reçût bien, et ne leur commandât quelque fin travail, des tapisseries notamment, dignes en même temps d'orner aux jours ordinaires leurs demeures, et aux grandes fêtes la devanture de leurs balcons.

C'est ainsi que, parmi bien d'autres, arriva un jour aux portes de la ville un mince jeune homme au pensif visage, au doux regard et à la mise fort modeste.

________________

D'où venait-il ? Nous ne saurions le dire. D'Allemagne, peut-être? Il s'appelait Hans. Il avait les yeux et les cheveux clairs des jeunes Germains.

Sans doute, au bord de la grande ville, hésita-t-il avant d'entrer. Peut-être prit-il d'untrait son chemin, vers les quais. Alors, assis sur un banc de pierre, il tira quelque morceau de pain de sa pauvre besace et, lentement, le mangea, penché sur le canal.

On peut imaginer qu'il souhaita, lui, vagabond, se fixer près de là, cependant qu'il contemplait, sur les eaux calmes, le reflet de la ville. Car à travers le miroitement des ombres lumineuses, elle apparaissait plus accueillante à sa misère, et soeur du rêve qui embuait son regard.

____________________

A la nuit tombante, il est probable qu'il se décida à pénétrer franchement dans la cité. Chacun était rentré dans sa maison. Dans les rues désertes, les fenêtres aux petits carreaux à facettes, illuminés n'avaient rien d'hostile. Les pignons dentelés s'étiraient familièrement vers le ciel ouaté. Des cloches tintaient, les unes légères et ailées, les autres graves...

Il dut, à les écouter, tantôt croire que son esprit s'élançait avec elles vers la nue, tantôt sentir battre sa vie.

Quand il eut trouvé, dans le retrait d'une porte massive, l'abri souhaitable, il est permis d'imaginer qu'il passa sur les ferrures à la fois puissantes et fines une main déférente. Et qu'il s'assoupit dans un sourire.

_____________________

La cérémonie du mariage avait dépassé en éclat toutes les prévisions. Et le roi Louis XI en avait conçu un grand dépit. Ce qui avait achevé de mettre en liesse les Flamands.

Ce n'était pas que leur prince leur plût sans réserve. Certes, il avait reçu une éducation qui le mettait à même de faire bonne figure. Il connaissait bien les moeurs et la de ses sujets. Mais il n'était point visiblement de coeur avec eux. Il ne se mêlait pas volontiers à eux. Et puis, son physique le desservait : sa bouche serré, son menton en galoche, n'avaient rien d'agréable. Sa parole, non plus, n'éveillait pas la sympathie. Il avait une manière aigre d'exprimer sa volonté qui blessait celui qu'il interpellait.

Seulement, il était le fils de Philippe le Bon. Et celui-là, ah ! celui-là, les Flamands l'adoraient.

C'est à cause de lui, qui aimait autant que les Brugeois les grands déploiements, qu'on avait grandement fait les choses. C'est en pensant à lui que, dès la veille de la cérémonie, de toutes les demeures s'étaient déployées joyeusement les récentes acquisitions : des draps d'or, de soie, des tapisseries merveilleuses, dont chacune devait, dans la suite des temps, devenir une précieuse pièce de musée.

Lorsque Margurite d'York fit, aux côtés du fiancé qu'elle était venue épouser, une entrée triomphale, de la porte de Sainte-Croix à l'hôtel ducal, dix fois elle s'arrêta pour admirer des tableaux vivants qui tenaient de la féerie. Elle semblait elle-même, à côté du jeune duc, la fée des pierreries, tant sa robe étincelait des diamants qui venaient de lui être offerts. Mais elle pouvait jeter les yeux sur la plus modeste Brugeoise qui se trouvait à sa portée. Elle l'eût vue plus richement habilée que bien des princesses d'autres pays.

Et que dire de la maison de bois dans laquelle le festin des noces et les réjouissances eurent lieu? On l'avait amenée par eau de Bruxelles. Depuis plusieurs mois, des centaines d'artistes et d'ouvriers y travaillaient. On y voyait une tour, haute de quarante et un pieds, et toutes espèces d'animaux mécaniques de grandeur naturelle, notamment des singes, des loups et des sangliers, qui dansaient et chantaient ; par la salle, une baleine, longue de soixante pieds, se déplaçait en compagnie de plusieurs éléphants. Un pélican rejetait de 'hypocras par le bec. Par-dessus les assistants, d'innombrables bannières chatoyantes s'inclinaient en autant de papillonnement d'or, d'argent et de pourpre.

En ville, la foule qui avait été autorisée à suivre des yeux le passage du cortège, s'exclamait longuement, bouches ouvertes et yeux écarquillés. Les gardes avaient grand'peine à la contenir ; non seulement des grappes humaines se suspendaient aux murailes, mais les toits eux-mêmes, boursouflés de monde, groullaient joyeusement.

En revanche, les quais étaient deserts. Les barques alignées flottaient telles des coques de noix vidées de leur contenu.

A demi étendu au fond de l'une d'elles, indifférent à la clameur de la foule en délire, Hans qui, ces jours derniers, avait sans doute gagné quelque argent, observait le balancement doux des innombrables nefs au repos, dont les voiles, moirées de l'or atténué du couchant, s'élevant vers le ciel immense.

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Les fêtes, depuis un mois terminées, faisaient encore grandement parler d'elles. Les riches Brugeoises, au cours des visites qu'elles avaient plaisir à se rendre, évoquaient les merveilles qu'elles avaient admirées le long des rues parées. C'était autant d'occasions de se montrer les unes aux autres leurs richesses nouvelles. Dans ces somptueuses maisons où l'or affluait, chacun en arrivait à ne plus savoir que s'accorder, en fait d'objets précieux. Les fortunes dépassaient à ce point les besoins que les générosités les plus magnifiques devenaient la grande mode.

La coutume se répandait notamment de faire don aux églises et aux édifices publics du trop-plein de son bien-être, sous l'aspect qui semblait alors le plus compatible avec le goût du moment, qui était sous toutes ses formes l'ornementation, la glorification de ce qui pouvait le plus mériter ornement et gloire.

C'est ainsi qu'il n'était de Brugeois fortuné qui ne songeât à offrir au saint qu'il vénérait particulièrement quelque cadeau digne des vertus de sa sainteté, de l'église qu'il patronnait, digne aussi du donateur que lui, Brugeois, se faisait gloire d'être.

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A quelle heure, quel jour, Hans, qui jetait sur un carton de fortune l'image miroitante d'un canal sinueux, vit-il, ou peut-être ne vit-il pas, le mécène ébloui qui le regardait travailler ?

A quel moment se retourna-t-il vers celui qui posait sur son épaule une main protectrice, et qui lui disait :

-Mon garçon, veux-tu travailer pour moi ?

Nous ne le savons pas. Il nous est seulement revenu que celui-là était aussi étranger à la cité de Bruges. Il s''appelait John Donne et il faisait partie de la suite de la princesse d'York.

Quelque temps après, dans l'une des plus belles églises de la ville, un des plus gros bourgeois de Bruges faisait à ses amis les honneurs d'un immense tableau qui représentait la Vierge Marie, au moins sur sa face principale, car ce tableau avait ceci d'étrange qu'il comportait deux volets qui pouvaient à volonté s'ouvrir ou se refermer sur lui. Et ces volets étaient merveilleusement décorés. Leur paroi intérieure représentait un vol d'anges : si bien qu'ils ajoutaient, quand ils étaient ouverts, à l'impression d'ensemble, qui était la glorification de la mère du Christ.

Quand ces volets étaient fermés, c'était un autre spectacle qui s'offrait aux yeux des fidèles, celui de l'image des donateurs agenouillés, le bourgeois qui priait en avant de ses fils, son épouse qui accomplissait ses dévotions devant ses filles respectueuses.

Tout le monde se demande quel était l'auteur de cette oeuvre, hardiment commandée et executée de main de maître.

Et les riches bourgeois se proposaient de suivre l'exemple de celui qui avait pris l'initiative heureuse de cette commande, dont la réalisation honorait si grandement la Vierge Marie, l'église et le notable qui figurait en une place souhaitable, il fallait en convenir.

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Alors commença la mode des retables du même genre. Ce n'était point, pour les exécuter, les artistes qui manquaient. Ils étaient fort nombreux. Et tous possédaient du talent. Car ils avaient, très jeunes, été dressés au métier, par autant de maîtres, savants en leur art, et sévères, plus pour eux que pour quiconque. Tandis qu'enfants ils gâchaient les couleurs, dans un coin de l'atelier qui les admettait, ils observaient avec vigilance le travail de leurs aînés. Venait un jour où il leur était permis de manier à leur tour pinceaux et palettes. Les nuances leur étaient alors déjà familières. Ils en avaient surpris les grands secrets. Restait à les employer juducieusement. Ils s'y efforçaient durant plusieurs années, si ardemment, en même temps qu'avec un sens si aigu et si plein des valeurs que, par le monde, il était avéré que nulle autre peinture n'avait l'éclat, le fondu, la splendeur des productions flamandes.

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Hans, à présent, ne pouvait point ignorer Pierre Coustain, Jean Hennequart, Jacques Daret, Philippe Truffin, venus de Tournai depuis peu ; et stoc, Liévin van Lathem, arrivés de Bruxelles ; Hugues Van der Goer, de Gand ; Govard, d'Anvers ; du Chateau d'Ypres.

Eux-mêmes, certes, frayaient avec lui, qu'ils désignaient du nom de Memling.

L'on imagine qu'il aimait, au sortir de l'atelier de hasard dans lequel il travaillait, conserver de son art avec eux.

Mais quand les têtes s'échauffaient au cours des discussions, quand ils parlaient d'aller oublier crayons et couleurs aux cabarets frais et joyeux des rues obscures, notre Hans, se plaît-on à croire, trouvait quelque raison pour ne pas les suivre. Il demandait à la seule brise de mer le soin de rafraîchir son front et ses oreilles.

Le moment des grosses commandes ayant pris fin, les artistes se retirèrent, soit à Gand, soit à Bruxelles, où leur famille les appelait.

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Hans Memling, qui, semble-t-il, se trouvait dans le monde seul avec ses pensées, décida de rester à Bruges. Et comme il était jeune et beau, en même temps qu'il avait, commençait-on à dire, un génie singulier, tout le monde voulait le connaître. Mais il apparaît qu'il s'est dérobé à chaque tentative d'accaparement. Si, très vite, son nom fut sur toutes les bouches, il demeura pour tous l'hôte inconnu.

On ne savait toujours de lui que peu de chose. Venait-t-il vraiment d'Allemagne ? N'avait-il point été un moment à Cambrai ? Il avait, croyait-on encore, quelque temps séjourné à Valenciennes. Pourquoi se cachait-il ? De qui avait-il peur ? Ou pour quelle raison montrer autant d'indifférence aux gens ?

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C'est que Hans ne voulait exister que pour son art seulement. Il exécutait alors, en même temps, divers grands travaux dont un retable qui représentait le mariage mystique de sainte Catherine avec l'enfant Jésus. Cela, entre autres scènes ; car l'oeuvre était multiple. Elle était destinée au maître-autel de l'hôpital Saint-Jean, et consacrée à ce dernier qui figurait en place d'honneur, derrière sainte Catherine. Les volets devaient rappeler en diverses compositions à la fois puissantes et délicates la vie du précurseur.

Le peintre absorbé jusqu'à l'obsession par son travail, ne vivait plus de la vie du monde réel, mais dans les sphères éthérées où ses personnages prenaient pour lui seul corps et figure.

C'est cependant au cours de l'exécution de cette grande oeuvre, qui devait lui demander plusieurs années de sa vie, qu'il se maria.

Où et quand rencontra-t-il celle qui devait devenir sa femme ? Est-ce au cours d'une promenade solitaire qu'ils faisaient l'un et l'autre, lui en compagnie de ses rêves d'art, elle de quelque songe d'avenir ? Leurs yeux se seraient rencontrés et auraient cru comprendre qu'ils seraient, par ceux qu'ils croisaient, compris.

Ele ressemblait, voudrions-nous croire, aux vierges aux grands fronts, à la toute petite bouche, qu'il aimait à représenter sous des auréoles. Sa gorge blanche et tendre évoquait la colombe, ses longs doigts blancs, le cierge, son mince corps, la prière. Son cou ployait tendrement. La pensée resplendissait sur son grave et menu visage.

Elle se serait, en le voyant, arrêtée interdite. Lui se serait avancé vers elle sans savoir comment. Il lui aurait pris la main, qu'elle aurait inconsciemment avancée.

Est-ce le beau-père qui se préoccupa de les réunir au soir des noces en la maison qui devait les abriter ? Peut-être de lui-même Memling eût-il conduit sa femme vers les quais. Et lui tenant les doigts peut-être l'eût-elle, sans résistance, suivi dans une promenade sans but. Leurs regards auraient, ce soir-là, cherché dans la nue si Dieu n'allait pas leur apparaître et leur faire signe de venir à lui, sur l'heure.

On sait qu'elle s'appelait Anne de Valkenaere. Et que son époux l'installa, au printemps qui suivit leur union, dans une maison de pierre, non loin des remparts, et tout près de ces quais qu'il aimait hanter.

On sait encore que les années qui suivirent son union furent les plus fécondes de sa vie d'artiste.

De son existence privée, rien ne nous est parvenu. Sa vie d'époux et de père nous reste un secret. Peut-être fut-ce celui d'un bonheur si paisible qu'il n'eut pas d'histoire ? Est-ce la crainte de la voir s'émietter sous le vent de l'extérieur qui fit obstinément, tout le long de sa vie, tenir au peintre sa porte fermée ? N'est-ce pas plutôt le souci de protéger d'abord son labeur obstiné, absorbant toutes les heures, toutes les semaines, toute la suite de ses jours ? A en juger par l'oeuvre, il semble bien que c'est là ce qu'il faut penser : claustré dans sa demeure dès le lendemain de ses noces, Hans Memeling passionnément travailla. Et sa femme tint la maison avec ordre et minutie. Elle s'occupa de lui, de leur trois enfants, absorbée autant en sa tâche obscure que lui en ses lumineux tableaux.

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Bientôt, en sa retraite, la gloire vint le trouver. Il l'accueillit sous sa forme la plus austère ; il ouvrit l'accès de son atelier à un jeune homme qui lui semblait digne lui-même des plus grandes espérances. Jean Verhanneman devint son élève. Il reçut également volontiers quelques voyageurs, connus et appréciés dans leur pays, à titre de visiteurs. Il s'entretint notamment à plusieurs reprises avec Jean Spinelli, célèbre graveur italien, dont il voulu faire le portrait. Spinelli rêvait de s'établir en Flandre, Memeling était curieux des choses de l'art d'Italie ; l'architecture notamment l'intéressait. Il se complaisait à imaginer, derrière les personnages qu'il peignait, des colonnades élégantes, ornementées de motifs nouveaux. Peut-être eût-ilcédé plus fréquemment à la tentation qui l'entraînait dans cette voie, si ses admirateurs italiens eux-mêmes ne lui eussent montré, pour sa manière précédente, tant d'admiration, qu'ils ne l'aient par ailleurs maintenu dans la ligne de son unique et si personnel génie.

Etre peint par Memling devenait pour les plus grands l'honneur insigne. Il n'était de riche Brugeois qui n'aspirât à voir ses traits fixés par l'artiste. Car le plus ordinaire de visage prenait sur la toile une expression qui le transfigurait. Ce n'était pas que Memling flattât volontairement ses modèles, mais il tirait d'eux tout ce qui se pouvait extraire d'intelligence et d'âme. Et cela restait toujours dans une voie si juste, un jour si paisible, que le personnage non seulement se reconnaissait, et s'appliquait par la suite à ressembler de plus en plus à son effigie, mais que ses proches, ses détracteurs même, étaient contraints de convenir que le peintre avait mieux que personne compris son client.

Cette compréhension profonde, qu'il était capable , lui, le solitaire, d'avoir des Brugeois, remplissait ceux-ci d'aise et d'émerveillement. C'est qu'ils n'étaient pas sans constater que les étrangers, qui les enviaient, les méprisaient parfois imperceptiblement. Ils les trouvaient gros, gros de personne, gros d'esprit, gros et lourds de coeur. Eux, qui n'ignoraient pas que leur corpulence physique les défendait souvent contre les méfaits d'un climat insidieux, se refusaient à rechercher une sveltesse de ligne incompatible avec la vie qu'ils devaient mener. Ils consentaient également à ne point rivaliser d'esprit avec ceux qui, dans le pays ensoleillés, caquettent du matin au soir , comme autant de pies. Mais leur refuser la vie intérieure était par trop le méconnaître. Ils savaient si bien, la journée terminée, se réfugier dans la forteresse enchantée, délicate et tendre de leurs sentiments. Ils savaient si bien édifier en eux le monde idéal, où tout est beauté.

C'est le monde qu'ils portaient avec pudeur inquiète, et parfois farouche, que Memling rendait sensible sur leur visage éclairé par lui des intimes lumières.

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Depuis quelques années, la gloire de Bruges présentait un point noir, dont nul n'aimait à parler ; le port s'ensablait.

Les grandes caravelles avaient peine à entrer. Il eût fallu que des travaux considérables s'entreprissent sans retard. Une ville voisine, Anvers, se mettait à l'oeuvre en ce sens, selon des méthodes auxquelles Bruges répugnait. Celle-ci entendait rester fidèle aux procédés qui avaient édifié sa fortune.

Les Brugeois, quand venait le soir, avaient pris l'habitude de s'en aller, comme leur peintre, rêver devant l'eau verte, aux doux feuillages retombants. L'idée d'élargir leurs canaux charmants, de raser tel bocage, de défigurer tel quartier aimé, leur répugnait. Ils se complaisaient à évoquer l'histoire de chaque place. C'était là qu'aux jours héroîques ils s'étaient groupés pour défendre leurs privilèges menacés ; là qu'ils avaient tenu tête au comte ; là que le duc avait cédé ; là, enfin, que le roi de France avait baissé la tête.

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Ils commencèrent de vivre ouvertement sur leurs réserves.

Si l'abondance ne vint plus déverser sans compter sur la ville privilégiée ses cornes débordantes, en evanche, la peste trouva moyen de s'infiltrer. Chaque foyer eut sa visite. Partout où elle pénétra, elle sortit les mains pleines. Ici, c'était deux enfants qu'elle emportait ; là, le grand-père, ou bien la mère de famille. Est-ce elle qui tourna les ferrures de la maison de Hans Memling ? Est-ce elle qui toucha sans bruit la silencieuse épouse et qui la coucha pour l'ultime sommeil, dans son grand lit à courtines ?

Nous savons seulement qu'au cours de cette épidémie, Anne trépassa, laissant en bas âge trois enfants.

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Hans Memling pleura-t-il sa femme disparue près du berceau des orphelins ? Nous ne pourrions le dire. Ils se peut que la nuit qui suivit son décés, il errât, corps sans âme, à travers la maison, les yeux vides, les mains pendantes. Il est possible aussi qu'il ait tenté de fixer à jamais les traits chers que la mort allait effacer. Et que son effort fût vain, car aucune image de celle que vraisemblablement il aima ne nous fut par la suite transmise.

Il n'est qu'un point certain ; dès le lendemain des obsèques, il était dans son atelier ; il travaillait.

Deux tuteurs devaient s'occuper des trois petits : ils apportaient au registre des orphelins, conformément à leur serment, par-devant les échevins pupillaires, la masse des biens échus aux enfants par suite du décés de leur mère, c'est-à-dire la moitié de la fortune du ménage.

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Memling travaillait... Il s'était absorbé dans une oeuvre nouvelle. Il s'agissait de reproduire sur les parois d'une châsse qui devait receler de saintes reliques, la vie de sainte Ursule, la vierge adorable et persuasive qui, après avoir convaincu l'époux qu'on venait lui donner, que la pureté du ciel de Jésus valait cent fois plus que la vie terrestre, réunit près d'elle onze mille vierges. Et tout ce monde innocent s'embarqua pour Rome, au chant des cantiques. Le pape bénit l'entreprise et les jeunes têtes enflammées du divin amour. Mais, comme elles s'en revenaient et que, sur leur passage, elles convertissaient les populations à leur foi, elles furent arrêtées par une armée d'archers, envoyées contre elles, et tuées sur la place à coups de flèches.

Ainsi les onze mille vierges devinrent onze mille petites martyres, pour la gloire de la Vierge-Mère et de l'Enfant-Dieu.

Cet fut elle, sans doute, le tenant dans ses bras, que Memling peignit la première, debout dans une absidiole éclairée par trois fenêtres flamboyantes. Peut-être l'oeillet que Jésus tient entre ses doigts est-il un symbole ; et peut-être aussi la pomme qu'il essaie de prendre à sa mère, cependant que deux religieuses, à leurs genoux, prient doucement.

Mais plus que la Madone, objet de tant d'adoration, ce sont les jeunes sacrifiées que Memling, semble-t-il, reproduisit avec le plus d'amour. Il a dû peindre, agenouillé, leurs minces formes, en prière. C'est de leurs blanches rêveries qu'il a rêvé près d'elles. Il mit dans les scènes qui narraient leur voyage ce que jusqu'alors il avait tant aimé : des nefs légères qui balançaient sur des eaux calmes leurs conques ajourées, leurs voiles claires. Les jeunes visages, au long col ployant, émergeaient des bois sombres. Leurs tresses tordues sur leur front bombé étaient tout leur ornement, leur linge frais, tous leurs atours. Derrière elles, des villes crénelées élevaient leurs tours massives sur des cieux pâles. Des hommes s'affairaient autour des cordages. D'autres priaient...

Il fallu à Memling, pour terminer cette oeuvre à la fois réduite en ses proportions, et immense d'effort et d'art, deux années de mortel labeur.

Quand il eut terminé son merveilleux travail, assista-il à la cérémonie du transfert des saintes reliques, en la châsse de chêne aux parois ouvrées par ses soins ?

Octobre effeuillait sur la ville ses palmes d'or. Toutes les cloches sonnaient, transformant la cité en un choeur émouvant, dont les voix délicates ou profondes s'harmonisaient. De longues théories de pèlerins s'en venaient, recueillis dès les abords des portes. Depuis trois jours, sous leurs mantes, les béguines priaient.

Lorsque apparut pour la première fois aux yeux des fidèles la châsse adorable, ils tombèrent tous à genoux, fondus d'extase. Jamais ce peuple épris des belles couleurs n'en avait sans doute vu d'aussi suaves. Leurs larmes coulèrent sur leurs joues ardentes, leurs mains se joignirent.

Sainte Ursule, ce jour fit d'innombrables conversions à la cause des onze mille vierges. La pure enfant au coeur modeste qu'elle avait été de son vivant en eût sûrement rendu grâce au seul Seigneur, objet de son culte. Car elle devait être trop détachée du monde des hommes pour accorder au peintre qui venait avec tant de bonheur de magnifier sa vie, fût-ce une pensée de reconnaissance. Lui même, au reste, ne devait pas l'attendre. Il était, pouvons-nous croire, si absorbé en sa prière, qu'il n'y avait en son âme place pour nul autre sentiment que celui de l'adoration.

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La flamme qui monte sans rémission toujours plus haut, consume vite la bûche odorante.

Le regard de Memling éclairait maintenant, d'une inquiétante lumière, son visage ravagé ; sur l'escabeau, son corps resté souple se creusait en avant. Il voulait terminer un grand retable de la Passion qui devait être offert à la cathédrale de Lubeck. Il est à présumer que l'artiste y usa ses dernières forces.

Il mourut un jour d'été à l'âge où les autres hommes sont dans toutes leur vigeur. Il laissait trois enfants mineurs.

Nous pouvons croire qu'il s'éteignit dans son atelier, devant une fenêtre ouverte en ogive sur le ciel clair, sans témoin, sans bruit...et que, la nuit venue, le plus beau des anges qu'il ait peint se soit détaché de son panneau pour venir d'un battement d'ailes lui fermer les yeux.

 

 

(extrait de contes et légendes de Flandre, A.De Lauwereyns De Roösendaêle)

L’étranger – Légende de Flandre

E

Toute la population entendait, en même temps que le duc, montrer au monde ce que la riche cité pouvait faire pour l'étonnement des peuples voisins, sa gloire et son bon plaisir. Car il s'agissait de se montrer à la hauteur de sa réputation. Et la cité de Bruges dépassait en puissance, activité, mouvement et fortune, depuis près d'un siècle, toutes les villes proches ou lointaines, comme elle libres de toutes servilité, sinon d'obligation. Il était, depuis un siècle, entendu que la grosse cité devait être considérée comme le comptoir d'argent de l'Europe du Nord. Mais il fallait qu'on sût qu'elle était aussi magnifique que fortunée. Il fallait qu'on vînt admirer la hardiesse de son beffroi, ses églises délicates, ses halles, l'hôtel de Grunthus, ce bijou d'art, récemment édifié, et, le long quais, ces maisons ouvragées que peu de seigneurs de France ou d'ailleurs ennoeillaient sans convoiter. Rien ne devait donc être négligé pour dépasser en faste tout ce qui s'était vu jusqu'à ce jour ; dût le roi Louis le Onzième pâlir une fois de plus de jalousie et serrer jusqu'au sang ses minces lèvres.

D'ailleurs, le bruit de la cérémonie qui se préparait s'était répendu jusqu'aux confis des pays d'alentour ; de toutes parts s'en venaient proposer leurs services des artisans de tous métiers ; et leur marchandise, des négociants de tous pays.

Il n'était de riche maison qui ne les reçût bien, et ne leur commandât quelque fin travail, des tapisseries notamment, dignes en même temps d'orner aux jours ordinaires leurs demeures, et aux grandes fêtes la devanture de leurs balcons.

C'est ainsi que, parmi bien d'autres, arriva un jour aux portes de la ville un mince jeune homme au pensif visage, au doux regard et à la mise fort modeste.

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D'où venait-il ? Nous ne saurions le dire. D'Allemagne, peut-être? Il s'appelait Hans. Il avait les yeux et les cheveux clairs des jeunes Germains.

Sans doute, au bord de la grande ville, hésita-t-il avant d'entrer. Peut-être prit-il d'untrait son chemin, vers les quais. Alors, assis sur un banc de pierre, il tira quelque morceau de pain de sa pauvre besace et, lentement, le mangea, penché sur le canal.

On peut imaginer qu'il souhaita, lui, vagabond, se fixer près de là, cependant qu'il contemplait, sur les eaux calmes, le reflet de la ville. Car à travers le miroitement des ombres lumineuses, elle apparaissait plus accueillante à sa misère, et soeur du rêve qui embuait son regard.

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A la nuit tombante, il est probable qu'il se décida à pénétrer franchement dans la cité. Chacun était rentré dans sa maison. Dans les rues désertes, les fenêtres aux petits carreaux à facettes, illuminés n'avaient rien d'hostile. Les pignons dentelés s'étiraient familièrement vers le ciel ouaté. Des cloches tintaient, les unes légères et ailées, les autres graves...

Il dut, à les écouter, tantôt croire que son esprit s'élançait avec elles vers la nue, tantôt sentir battre sa vie.

Quand il eut trouvé, dans le retrait d'une porte massive, l'abri souhaitable, il est permis d'imaginer qu'il passa sur les ferrures à la fois puissantes et fines une main déférente. Et qu'il s'assoupit dans un sourire.

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La cérémonie du mariage avait dépassé en éclat toutes les prévisions. Et le roi Louis XI en avait conçu un grand dépit. Ce qui avait achevé de mettre en liesse les Flamands.

Ce n'était pas que leur prince leur plût sans réserve. Certes, il avait reçu une éducation qui le mettait à même de faire bonne figure. Il connaissait bien les moeurs et la de ses sujets. Mais il n'était point visiblement de coeur avec eux. Il ne se mêlait pas volontiers à eux. Et puis, son physique le desservait : sa bouche serré, son menton en galoche, n'avaient rien d'agréable. Sa parole, non plus, n'éveillait pas la sympathie. Il avait une manière aigre d'exprimer sa volonté qui blessait celui qu'il interpellait.

Seulement, il était le fils de Philippe le Bon. Et celui-là, ah ! celui-là, les Flamands l'adoraient.

C'est à cause de lui, qui aimait autant que les Brugeois les grands déploiements, qu'on avait grandement fait les choses. C'est en pensant à lui que, dès la veille de la cérémonie, de toutes les demeures s'étaient déployées joyeusement les récentes acquisitions : des draps d'or, de soie, des tapisseries merveilleuses, dont chacune devait, dans la suite des temps, devenir une précieuse pièce de musée.

Lorsque Margurite d'York fit, aux côtés du fiancé qu'elle était venue épouser, une entrée triomphale, de la porte de Sainte-Croix à l'hôtel ducal, dix fois elle s'arrêta pour admirer des tableaux vivants qui tenaient de la féerie. Elle semblait elle-même, à côté du jeune duc, la fée des pierreries, tant sa robe étincelait des diamants qui venaient de lui être offerts. Mais elle pouvait jeter les yeux sur la plus modeste Brugeoise qui se trouvait à sa portée. Elle l'eût vue plus richement habilée que bien des princesses d'autres pays.

Et que dire de la maison de bois dans laquelle le festin des noces et les réjouissances eurent lieu? On l'avait amenée par eau de Bruxelles. Depuis plusieurs mois, des centaines d'artistes et d'ouvriers y travaillaient. On y voyait une tour, haute de quarante et un pieds, et toutes espèces d'animaux mécaniques de grandeur naturelle, notamment des singes, des loups et des sangliers, qui dansaient et chantaient ; par la salle, une baleine, longue de soixante pieds, se déplaçait en compagnie de plusieurs éléphants. Un pélican rejetait de 'hypocras par le bec. Par-dessus les assistants, d'innombrables bannières chatoyantes s'inclinaient en autant de papillonnement d'or, d'argent et de pourpre.

En ville, la foule qui avait été autorisée à suivre des yeux le passage du cortège, s'exclamait longuement, bouches ouvertes et yeux écarquillés. Les gardes avaient grand'peine à la contenir ; non seulement des grappes humaines se suspendaient aux murailes, mais les toits eux-mêmes, boursouflés de monde, groullaient joyeusement.

En revanche, les quais étaient deserts. Les barques alignées flottaient telles des coques de noix vidées de leur contenu.

A demi étendu au fond de l'une d'elles, indifférent à la clameur de la foule en délire, Hans qui, ces jours derniers, avait sans doute gagné quelque argent, observait le balancement doux des innombrables nefs au repos, dont les voiles, moirées de l'or atténué du couchant, s'élevant vers le ciel immense.

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Les fêtes, depuis un mois terminées, faisaient encore grandement parler d'elles. Les riches Brugeoises, au cours des visites qu'elles avaient plaisir à se rendre, évoquaient les merveilles qu'elles avaient admirées le long des rues parées. C'était autant d'occasions de se montrer les unes aux autres leurs richesses nouvelles. Dans ces somptueuses maisons où l'or affluait, chacun en arrivait à ne plus savoir que s'accorder, en fait d'objets précieux. Les fortunes dépassaient à ce point les besoins que les générosités les plus magnifiques devenaient la grande mode.

La coutume se répandait notamment de faire don aux églises et aux édifices publics du trop-plein de son bien-être, sous l'aspect qui semblait alors le plus compatible avec le goût du moment, qui était sous toutes ses formes l'ornementation, la glorification de ce qui pouvait le plus mériter ornement et gloire.

C'est ainsi qu'il n'était de Brugeois fortuné qui ne songeât à offrir au saint qu'il vénérait particulièrement quelque cadeau digne des vertus de sa sainteté, de l'église qu'il patronnait, digne aussi du donateur que lui, Brugeois, se faisait gloire d'être.

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A quelle heure, quel jour, Hans, qui jetait sur un carton de fortune l'image miroitante d'un canal sinueux, vit-il, ou peut-être ne vit-il pas, le mécène ébloui qui le regardait travailler ?

A quel moment se retourna-t-il vers celui qui posait sur son épaule une main protectrice, et qui lui disait :

-Mon garçon, veux-tu travailer pour moi ?

Nous ne le savons pas. Il nous est seulement revenu que celui-là était aussi étranger à la cité de Bruges. Il s''appelait John Donne et il faisait partie de la suite de la princesse d'York.

Quelque temps après, dans l'une des plus belles églises de la ville, un des plus gros bourgeois de Bruges faisait à ses amis les honneurs d'un immense tableau qui représentait la Vierge Marie, au moins sur sa face principale, car ce tableau avait ceci d'étrange qu'il comportait deux volets qui pouvaient à volonté s'ouvrir ou se refermer sur lui. Et ces volets étaient merveilleusement décorés. Leur paroi intérieure représentait un vol d'anges : si bien qu'ils ajoutaient, quand ils étaient ouverts, à l'impression d'ensemble, qui était la glorification de la mère du Christ.

Quand ces volets étaient fermés, c'était un autre spectacle qui s'offrait aux yeux des fidèles, celui de l'image des donateurs agenouillés, le bourgeois qui priait en avant de ses fils, son épouse qui accomplissait ses dévotions devant ses filles respectueuses.

Tout le monde se demande quel était l'auteur de cette oeuvre, hardiment commandée et executée de main de maître.

Et les riches bourgeois se proposaient de suivre l'exemple de celui qui avait pris l'initiative heureuse de cette commande, dont la réalisation honorait si grandement la Vierge Marie, l'église et le notable qui figurait en une place souhaitable, il fallait en convenir.

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Alors commença la mode des retables du même genre. Ce n'était point, pour les exécuter, les artistes qui manquaient. Ils étaient fort nombreux. Et tous possédaient du talent. Car ils avaient, très jeunes, été dressés au métier, par autant de maîtres, savants en leur art, et sévères, plus pour eux que pour quiconque. Tandis qu'enfants ils gâchaient les couleurs, dans un coin de l'atelier qui les admettait, ils observaient avec vigilance le travail de leurs aînés. Venait un jour où il leur était permis de manier à leur tour pinceaux et palettes. Les nuances leur étaient alors déjà familières. Ils en avaient surpris les grands secrets. Restait à les employer juducieusement. Ils s'y efforçaient durant plusieurs années, si ardemment, en même temps qu'avec un sens si aigu et si plein des valeurs que, par le monde, il était avéré que nulle autre peinture n'avait l'éclat, le fondu, la splendeur des productions flamandes.

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Hans, à présent, ne pouvait point ignorer Pierre Coustain, Jean Hennequart, Jacques Daret, Philippe Truffin, venus de Tournai depuis peu ; et stoc, Liévin van Lathem, arrivés de Bruxelles ; Hugues Van der Goer, de Gand ; Govard, d'Anvers ; du Chateau d'Ypres.

Eux-mêmes, certes, frayaient avec lui, qu'ils désignaient du nom de Memling.

L'on imagine qu'il aimait, au sortir de l'atelier de hasard dans lequel il travaillait, conserver de son art avec eux.

Mais quand les têtes s'échauffaient au cours des discussions, quand ils parlaient d'aller oublier crayons et couleurs aux cabarets frais et joyeux des rues obscures, notre Hans, se plaît-on à croire, trouvait quelque raison pour ne pas les suivre. Il demandait à la seule brise de mer le soin de rafraîchir son front et ses oreilles.

Le moment des grosses commandes ayant pris fin, les artistes se retirèrent, soit à Gand, soit à Bruxelles, où leur famille les appelait.

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Hans Memling, qui, semble-t-il, se trouvait dans le monde seul avec ses pensées, décida de rester à Bruges. Et comme il était jeune et beau, en même temps qu'il avait, commençait-on à dire, un génie singulier, tout le monde voulait le connaître. Mais il apparaît qu'il s'est dérobé à chaque tentative d'accaparement. Si, très vite, son nom fut sur toutes les bouches, il demeura pour tous l'hôte inconnu.

On ne savait toujours de lui que peu de chose. Venait-t-il vraiment d'Allemagne ? N'avait-il point été un moment à Cambrai ? Il avait, croyait-on encore, quelque temps séjourné à Valenciennes. Pourquoi se cachait-il ? De qui avait-il peur ? Ou pour quelle raison montrer autant d'indifférence aux gens ?

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C'est que Hans ne voulait exister que pour son art seulement. Il exécutait alors, en même temps, divers grands travaux dont un retable qui représentait le mariage mystique de sainte Catherine avec l'enfant Jésus. Cela, entre autres scènes ; car l'oeuvre était multiple. Elle était destinée au maître-autel de l'hôpital Saint-Jean, et consacrée à ce dernier qui figurait en place d'honneur, derrière sainte Catherine. Les volets devaient rappeler en diverses compositions à la fois puissantes et délicates la vie du précurseur.

Le peintre absorbé jusqu'à l'obsession par son travail, ne vivait plus de la vie du monde réel, mais dans les sphères éthérées où ses personnages prenaient pour lui seul corps et figure.

C'est cependant au cours de l'exécution de cette grande oeuvre, qui devait lui demander plusieurs années de sa vie, qu'il se maria.

Où et quand rencontra-t-il celle qui devait devenir sa femme ? Est-ce au cours d'une promenade solitaire qu'ils faisaient l'un et l'autre, lui en compagnie de ses rêves d'art, elle de quelque songe d'avenir ? Leurs yeux se seraient rencontrés et auraient cru comprendre qu'ils seraient, par ceux qu'ils croisaient, compris.

Ele ressemblait, voudrions-nous croire, aux vierges aux grands fronts, à la toute petite bouche, qu'il aimait à représenter sous des auréoles. Sa gorge blanche et tendre évoquait la colombe, ses longs doigts blancs, le cierge, son mince corps, la prière. Son cou ployait tendrement. La pensée resplendissait sur son grave et menu visage.

Elle se serait, en le voyant, arrêtée interdite. Lui se serait avancé vers elle sans savoir comment. Il lui aurait pris la main, qu'elle aurait inconsciemment avancée.

Est-ce le beau-père qui se préoccupa de les réunir au soir des noces en la maison qui devait les abriter ? Peut-être de lui-même Memling eût-il conduit sa femme vers les quais. Et lui tenant les doigts peut-être l'eût-elle, sans résistance, suivi dans une promenade sans but. Leurs regards auraient, ce soir-là, cherché dans la nue si Dieu n'allait pas leur apparaître et leur faire signe de venir à lui, sur l'heure.

On sait qu'elle s'appelait Anne de Valkenaere. Et que son époux l'installa, au printemps qui suivit leur union, dans une maison de pierre, non loin des remparts, et tout près de ces quais qu'il aimait hanter.

On sait encore que les années qui suivirent son union furent les plus fécondes de sa vie d'artiste.

De son existence privée, rien ne nous est parvenu. Sa vie d'époux et de père nous reste un secret. Peut-être fut-ce celui d'un bonheur si paisible qu'il n'eut pas d'histoire ? Est-ce la crainte de la voir s'émietter sous le vent de l'extérieur qui fit obstinément, tout le long de sa vie, tenir au peintre sa porte fermée ? N'est-ce pas plutôt le souci de protéger d'abord son labeur obstiné, absorbant toutes les heures, toutes les semaines, toute la suite de ses jours ? A en juger par l'oeuvre, il semble bien que c'est là ce qu'il faut penser : claustré dans sa demeure dès le lendemain de ses noces, Hans Memeling passionnément travailla. Et sa femme tint la maison avec ordre et minutie. Elle s'occupa de lui, de leur trois enfants, absorbée autant en sa tâche obscure que lui en ses lumineux tableaux.

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Bientôt, en sa retraite, la gloire vint le trouver. Il l'accueillit sous sa forme la plus austère ; il ouvrit l'accès de son atelier à un jeune homme qui lui semblait digne lui-même des plus grandes espérances. Jean Verhanneman devint son élève. Il reçut également volontiers quelques voyageurs, connus et appréciés dans leur pays, à titre de visiteurs. Il s'entretint notamment à plusieurs reprises avec Jean Spinelli, célèbre graveur italien, dont il voulu faire le portrait. Spinelli rêvait de s'établir en Flandre, Memeling était curieux des choses de l'art d'Italie ; l'architecture notamment l'intéressait. Il se complaisait à imaginer, derrière les personnages qu'il peignait, des colonnades élégantes, ornementées de motifs nouveaux. Peut-être eût-ilcédé plus fréquemment à la tentation qui l'entraînait dans cette voie, si ses admirateurs italiens eux-mêmes ne lui eussent montré, pour sa manière précédente, tant d'admiration, qu'ils ne l'aient par ailleurs maintenu dans la ligne de son unique et si personnel génie.

Etre peint par Memling devenait pour les plus grands l'honneur insigne. Il n'était de riche Brugeois qui n'aspirât à voir ses traits fixés par l'artiste. Car le plus ordinaire de visage prenait sur la toile une expression qui le transfigurait. Ce n'était pas que Memling flattât volontairement ses modèles, mais il tirait d'eux tout ce qui se pouvait extraire d'intelligence et d'âme. Et cela restait toujours dans une voie si juste, un jour si paisible, que le personnage non seulement se reconnaissait, et s'appliquait par la suite à ressembler de plus en plus à son effigie, mais que ses proches, ses détracteurs même, étaient contraints de convenir que le peintre avait mieux que personne compris son client.

Cette compréhension profonde, qu'il était capable , lui, le solitaire, d'avoir des Brugeois, remplissait ceux-ci d'aise et d'émerveillement. C'est qu'ils n'étaient pas sans constater que les étrangers, qui les enviaient, les méprisaient parfois imperceptiblement. Ils les trouvaient gros, gros de personne, gros d'esprit, gros et lourds de coeur. Eux, qui n'ignoraient pas que leur corpulence physique les défendait souvent contre les méfaits d'un climat insidieux, se refusaient à rechercher une sveltesse de ligne incompatible avec la vie qu'ils devaient mener. Ils consentaient également à ne point rivaliser d'esprit avec ceux qui, dans le pays ensoleillés, caquettent du matin au soir , comme autant de pies. Mais leur refuser la vie intérieure était par trop le méconnaître. Ils savaient si bien, la journée terminée, se réfugier dans la forteresse enchantée, délicate et tendre de leurs sentiments. Ils savaient si bien édifier en eux le monde idéal, où tout est beauté.

C'est le monde qu'ils portaient avec pudeur inquiète, et parfois farouche, que Memling rendait sensible sur leur visage éclairé par lui des intimes lumières.

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Depuis quelques années, la gloire de Bruges présentait un point noir, dont nul n'aimait à parler ; le port s'ensablait.

Les grandes caravelles avaient peine à entrer. Il eût fallu que des travaux considérables s'entreprissent sans retard. Une ville voisine, Anvers, se mettait à l'oeuvre en ce sens, selon des méthodes auxquelles Bruges répugnait. Celle-ci entendait rester fidèle aux procédés qui avaient édifié sa fortune.

Les Brugeois, quand venait le soir, avaient pris l'habitude de s'en aller, comme leur peintre, rêver devant l'eau verte, aux doux feuillages retombants. L'idée d'élargir leurs canaux charmants, de raser tel bocage, de défigurer tel quartier aimé, leur répugnait. Ils se complaisaient à évoquer l'histoire de chaque place. C'était là qu'aux jours héroîques ils s'étaient groupés pour défendre leurs privilèges menacés ; là qu'ils avaient tenu tête au comte ; là que le duc avait cédé ; là, enfin, que le roi de France avait baissé la tête.

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Ils commencèrent de vivre ouvertement sur leurs réserves.

Si l'abondance ne vint plus déverser sans compter sur la ville privilégiée ses cornes débordantes, en evanche, la peste trouva moyen de s'infiltrer. Chaque foyer eut sa visite. Partout où elle pénétra, elle sortit les mains pleines. Ici, c'était deux enfants qu'elle emportait ; là, le grand-père, ou bien la mère de famille. Est-ce elle qui tourna les ferrures de la maison de Hans Memling ? Est-ce elle qui toucha sans bruit la silencieuse épouse et qui la coucha pour l'ultime sommeil, dans son grand lit à courtines ?

Nous savons seulement qu'au cours de cette épidémie, Anne trépassa, laissant en bas âge trois enfants.

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Hans Memling pleura-t-il sa femme disparue près du berceau des orphelins ? Nous ne pourrions le dire. Ils se peut que la nuit qui suivit son décés, il errât, corps sans âme, à travers la maison, les yeux vides, les mains pendantes. Il est possible aussi qu'il ait tenté de fixer à jamais les traits chers que la mort allait effacer. Et que son effort fût vain, car aucune image de celle que vraisemblablement il aima ne nous fut par la suite transmise.

Il n'est qu'un point certain ; dès le lendemain des obsèques, il était dans son atelier ; il travaillait.

Deux tuteurs devaient s'occuper des trois petits : ils apportaient au registre des orphelins, conformément à leur serment, par-devant les échevins pupillaires, la masse des biens échus aux enfants par suite du décés de leur mère, c'est-à-dire la moitié de la fortune du ménage.

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Memling travaillait... Il s'était absorbé dans une oeuvre nouvelle. Il s'agissait de reproduire sur les parois d'une châsse qui devait receler de saintes reliques, la vie de sainte Ursule, la vierge adorable et persuasive qui, après avoir convaincu l'époux qu'on venait lui donner, que la pureté du ciel de Jésus valait cent fois plus que la vie terrestre, réunit près d'elle onze mille vierges. Et tout ce monde innocent s'embarqua pour Rome, au chant des cantiques. Le pape bénit l'entreprise et les jeunes têtes enflammées du divin amour. Mais, comme elles s'en revenaient et que, sur leur passage, elles convertissaient les populations à leur foi, elles furent arrêtées par une armée d'archers, envoyées contre elles, et tuées sur la place à coups de flèches.

Ainsi les onze mille vierges devinrent onze mille petites martyres, pour la gloire de la Vierge-Mère et de l'Enfant-Dieu.

Cet fut elle, sans doute, le tenant dans ses bras, que Memling peignit la première, debout dans une absidiole éclairée par trois fenêtres flamboyantes. Peut-être l'oeillet que Jésus tient entre ses doigts est-il un symbole ; et peut-être aussi la pomme qu'il essaie de prendre à sa mère, cependant que deux religieuses, à leurs genoux, prient doucement.

Mais plus que la Madone, objet de tant d'adoration, ce sont les jeunes sacrifiées que Memling, semble-t-il, reproduisit avec le plus d'amour. Il a dû peindre, agenouillé, leurs minces formes, en prière. C'est de leurs blanches rêveries qu'il a rêvé près d'elles. Il mit dans les scènes qui narraient leur voyage ce que jusqu'alors il avait tant aimé : des nefs légères qui balançaient sur des eaux calmes leurs conques ajourées, leurs voiles claires. Les jeunes visages, au long col ployant, émergeaient des bois sombres. Leurs tresses tordues sur leur front bombé étaient tout leur ornement, leur linge frais, tous leurs atours. Derrière elles, des villes crénelées élevaient leurs tours massives sur des cieux pâles. Des hommes s'affairaient autour des cordages. D'autres priaient...

Il fallu à Memling, pour terminer cette oeuvre à la fois réduite en ses proportions, et immense d'effort et d'art, deux années de mortel labeur.

Quand il eut terminé son merveilleux travail, assista-il à la cérémonie du transfert des saintes reliques, en la châsse de chêne aux parois ouvrées par ses soins ?

Octobre effeuillait sur la ville ses palmes d'or. Toutes les cloches sonnaient, transformant la cité en un choeur émouvant, dont les voix délicates ou profondes s'harmonisaient. De longues théories de pèlerins s'en venaient, recueillis dès les abords des portes. Depuis trois jours, sous leurs mantes, les béguines priaient.

Lorsque apparut pour la première fois aux yeux des fidèles la châsse adorable, ils tombèrent tous à genoux, fondus d'extase. Jamais ce peuple épris des belles couleurs n'en avait sans doute vu d'aussi suaves. Leurs larmes coulèrent sur leurs joues ardentes, leurs mains se joignirent.

Sainte Ursule, ce jour fit d'innombrables conversions à la cause des onze mille vierges. La pure enfant au coeur modeste qu'elle avait été de son vivant en eût sûrement rendu grâce au seul Seigneur, objet de son culte. Car elle devait être trop détachée du monde des hommes pour accorder au peintre qui venait avec tant de bonheur de magnifier sa vie, fût-ce une pensée de reconnaissance. Lui même, au reste, ne devait pas l'attendre. Il était, pouvons-nous croire, si absorbé en sa prière, qu'il n'y avait en son âme place pour nul autre sentiment que celui de l'adoration.

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La flamme qui monte sans rémission toujours plus haut, consume vite la bûche odorante.

Le regard de Memling éclairait maintenant, d'une inquiétante lumière, son visage ravagé ; sur l'escabeau, son corps resté souple se creusait en avant. Il voulait terminer un grand retable de la Passion qui devait être offert à la cathédrale de Lubeck. Il est à présumer que l'artiste y usa ses dernières forces.

Il mourut un jour d'été à l'âge où les autres hommes sont dans toutes leur vigeur. Il laissait trois enfants mineurs.

Nous pouvons croire qu'il s'éteignit dans son atelier, devant une fenêtre ouverte en ogive sur le ciel clair, sans témoin, sans bruit...et que, la nuit venue, le plus beau des anges qu'il ait peint se soit détaché de son panneau pour venir d'un battement d'ailes lui fermer les yeux.

 

 

 

n cette année se préparait à Bruges le mariage du duc Charles le Téméraire et de la princesse Marguerite d'York.n cette année se préparait à Bruges le mariage du duc Charles le Téméraire et de la princesse Marguerite d'York.
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